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à miracle, Miss Jane, qui le trompe sans discrétion, l’asservit, mais dont il se croit aimé jusqu’au jour où, malade, la cherchant à son chevet et ne l’y trouvant pas, il se lève malgré sa fièvre, ouvre une porte et la découvre… dans les bras de son médecin. Coleridge tombe inanimé, puis chasse sa maîtresse. Tout cela se passe à Venise, et rappelle furieusement certaine aventure de célèbre mémoire, qui se déroula jadis au palais Danielli. Paul de Molènes s’en souvient-il en 1849 ? C’est possible.

On trouve, dans les Caractères et récits de mon temps, des phrases comme celles-ci : « Ses épaules au milieu des garnitures de dentelles, étaient plus attrayantes et chargées d’ivresse que le vin de Chypre dans une coupe romaine… Elle répandait autour d’elle la chaleur et le frisson. » Nous dirions aujourd’hui plus simplement : « Cette dame était fort désirable. »

Paul de Molènes, écrivain militaire, est plus intéressant que le romancier. Son bel entrain d’officier d’Afrique, sa vivacité, son enthousiasme lui donnent une séduction et des attraits ; il est de plus élégant et mince ; on le voit avec « sa figure en lame de couteau, » sa moustache au vent, audacieux et querelleur, ne rêvant que guerre, gloire, combats. Il disait à Maxime du Camp son ivresse lorsqu’un jour à Vincennes il aperçut des piles de boulets amassés à l’intérieur des forts, « il rêva de les lancer lui-même à travers l’Europe, détruisant les moissons et les villes. » — Pourquoi ? lui dit Maxime Du Camp. — Pour rien, pour faire la guerre, répondit Paul de Molènes[1].

C’est un Don Quichotte de belle allure, qui trouva sa vraie voie en Afrique dans la vie militaire que sa ferveur ennoblit. Il écrivit : « La plupart de mes soldats entendent très volontiers un bout de messe et même la messe tout entière ; cela ne les empêche pas de se donner un coup de sabre et d’avoir sur les bras des cœurs enflammés… Je crois… qu’il peut être pardonné aux gens de guerre plus de choses qu’aux gens de plume ou de parole, à tous ceux qui veulent bien être l’intelligence de la patrie, mais ne veulent pas en être la peau. J’ai fait une fois six lieues en cacolet avec une balle entre les côtes. Une de ces fièvres, que le troupier emporte toujours comme un souvenir de l’Algérie, s’était jointe à ma blessure. Je vous jure, docteur, que

  1. Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires.