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Remarquons qu’en réalité il n’y a point de lacune dans le manuscrit d’André Chénier. Cette lacune n’existe que dans les éditions antérieures à 1840 et dans l’édition de 1840, la seule que possédait Victor Hugo. Dans le manuscrit d’André Chénier, aussi bien que dans les éditions postérieures à 1855, le vers qui suit complète le sens et la rime :


A me dire coupable, elle m’aurait forcé.


Si vraiment l’esprit d’André Chénier hantait la table, il devait savoir à quoi s’en tenir et répondre : « La faute est aux éditeurs de mon livre. La suite est dans mon manuscrit. »

Bien au contraire, André Chénier saisit l’occasion d’imaginer une antithèse hugolienne et complète ainsi :


J’aurais maudit l’autel que j’ai tant embrassé.



Et, toujours très informé du livre que possède Victor Hugo, de ses divisions et de ses titres exacts, quand Victor Hugo lui dit :

« Veux-tu compléter le fragment XVIII :


O délices d’amour, et toi molle paresse... ?


Car après


Pour qui des yeux n’ont pas de suave poison


il manque un vers »...


bien qu’il ne manque rien et que le manuscrit donne :


Au sein de qui jamais une absente perdue
N’a laissé l’aiguillon d’une trop belle vue,


André Chénier docile, et oublieux, dans l’autre monde, de ce qu’il avait écrit dans celui-ci, répond :


« Qui, sans perdre leurs cœurs et sans brûler leurs âmes.
Ont frôlé le satin de la robe des femmes. »


Victor Hugo n’est pas content : « Le fragment que nous avons, lui dit-il, est au singulier :


Heureux qui dans ses premiers ans
A senti de son sang, dans ses veines stagnantes,
Couler d’un pas égal les ondes languissantes.
Dont les désirs n’ont jamais troublé la raison,
Pour qui des yeux n’ont pas de suave poison...