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Car, non seulement les premiers Esprits évoqués répondent avec la gravité sacrée des prophètes, mais il flotte autour d’eux un effroi et comme une odeur d’antre de sorcières : ils tiennent à la fois d’Ezéchiel, du Saint Jean de l’Apocalypse et de la Sibylle d’Endor.

Victor Hugo interroge Eschyle, cet Eschyle, dont il dressera plus tard la statue fantastique dans William Shakspeare, et qui « exerce sur la nature, sur les peuples et jusque sur les Dieux, une sorte de magisme. » La réponse d’Eschyle, qu’il a vraisemblablement questionné sur la Fatalité, est pleine de surnaturel et de fantômes ; les sorcières de Shakspeare y coudoient la statue du Commandeur, Macbeth y crie, Hamlet y frissonne :


Fatalité, lion dont l’âme est dévorée,
J’ai voulu te dompter d’un bras cyclopéen,
J’ai voulu sur mon dos porter ta peau tigrée.
Il me plaisait qu’on dît : Eschyle Néméen.

Je n’ai pas réussi...

... Après moi vint Shakspeare ; il vit les trois sorcières,
O Némée, arriver du fond de ta forêt.
Et jeter dans nos cœurs, ces bouillantes chaudières,
Les philtres monstrueux de l’immense secret.

Il mit dans ce grand bois la limite du monde.
Après moi, le dompteur, il vint lui, le chasseur ;
Et comme il regardait dans son âme profonde,
Macbeth cria : « Fuyons , » et Hamlet dit : « J’ai peur. »

Il se sauva. Molière, alors, sur la lisière
Parut et dit : « Voyez si mon âme faiblit.
Commandeur, viens souper ! » Mais au festin de Pierre
Molière trembla tant que don Juan pâlit.

Mais que ce soit le spectre ou la sorcière ou l’ombre,
C’est toujours toi, lion, et ta griffe de fer.
Tu remplis tellement la grande forêt sombre,
Que Dante te rencontre en entrant dans l’enfer.

Tu n’es dompté qu’à l’heure où la mort, belluaire,
T’arrache de la dent l’âme humaine en lambeau,
Te prend, dans la forêt profonde et séculaire,
Et te montre du doigt ta cage, le tombeau !