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mais rien n’est plus beau que le fantastique mêlé au drame humain. »

L’imagination de Victor Hugo a toujours eu la hantise du fantastique : et, consciemment et fidèlement, il a entretenu cette hantise en lui, comme un élément précieux d’inspiration. Pendant son voyage en Espagne en 1843, il croit voir des fantômes et des monstres dans le crépuscule, il les décrit, et, ne voulant pas être taxé de démence, il se réclame des plus grands génies : « Tous les penseurs sont rêveurs ; la rêverie est la pensée à l’état fluide et flottant. Il n’est pas un grand esprit que n’aient obsédé, charmé, effrayé, ou tout au moins étonné, les visions qui sortent de la nature. Quelques-uns en ont parlé et ont, pour ainsi dire, déposé dans leurs œuvres, pour y vivre à jamais de la vie immortelle de leur style et de leur pensée, les formes extraordinaires et fugitives, les choses sans nom qu’ils avaient entrevues « dans l’obscur de la nuit. » Visa sub obscurum noctis. Cicéron les nomme imagines, Gassius spectra, Quintilien figuræ, Lucrèce effigies, Virgile simulacra, Charlemagne masca. Dans Shakspeare, Hamlet en parle à Horatio. Gassendi s’en préoccupait, et Lagrange y rêvait après avoir traduit Lucrèce et médité Gassendi.

Non seulement Victor Hugo est visionnaire jusqu’à l’hallucination, mais encore, s’il faut l’en croire, il est sujet à de mystérieux pressentiments et il constate en lui ce que les spirites appellent aujourd’hui des phénomènes de prémonition. C’est le 9 septembre 1843 qu’à son retour d’Espagne, il apprendra, par la lecture d’un journal dans un café, la mort de sa fille, de Léopoldine : or, voici, si l’on s’en rapporte à la note inscrite par lui dans Pyrénées, ce qu’il aurait écrit le 8 septembre : « Le soir de mon arrivée à Oléron, j’étais accablé de tristesse... J’avais la mort dans l’âme. Il me semblait que cette île était un grand cercueil couché dans la mer et que cette lune en était le flambeau [1]. »

Le tempérament de Victor Hugo, l’exaltation de son imagination, la crainte et le besoin qu’il a du surnaturel prédisposait

  1. Plus tard les prémonitions se feront par « frappements nocturnes. » Cf. Choses vues, mars 1871 ; et en 1873, le poète, qui craint d’être victime d’un pronunciamento bonapartiste, essaie d’interpréter, pour la conduite à tenir, « les coups obstinés, sourds et même métalliques » qui se succèdent dans sa chambre à coucher. Cf. Barthou, Les carnets de Victor Hugo. Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1918.