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A cette lettre de confidence intime, Denys Cochin reçut de son père la réponse que l’on va lire : lettre et réponse font également honneur au père et au fils.


CABINET DU PRÉFET
DE SEINE-ET-OISE


Versailles, le 5 septembre 1871.

Mon cher Denys,

Ta lettre m’a fort touché. Tu as bien raison de croire que je ne doute pas de toi, et de me prendre pour ami. J’ai traversé tes accès de vague et de mélancolie indécise ; il n’y a que les nobles âmes qui passent par là mais elles ne restent nobles qu’à condition d’en sortir. Oui, à vingt ans, on brûle de se répandre par la parole, la science, l’éloquence et aussi par l’amour. Mais moitié de ce désir vient d’en haut, moitié d’en bas ; nous avons des ailes et des pattes, un front haut et un bas ventre, des pensées sublimes et des sens grossiers. Il faut de plus en plus mettre l’âme en liberté et le corps en servitude, douce servitude, celle du travail et de la pureté. A cette condition, l’amour vient à son heure, plus tendre et sans limites parce qu’il est une victoire ; la science est plus utile, et, dépourvue d’orgueil, elle ne cache pas Dieu.

L’âge de vingt ans est le plus beau parce qu’il est celui des fraîches impressions, de la pleine santé, de l’absence de responsabilité. Mais il faut partir de ce beau moment, un peu nébuleux comme le réveil du matin, pour agir et vouloir. Tes rêves, à toi, sont souvent l’indice d’une nature exquise, faite pour les arts, et la piété, qui est un dan de même famille, une forme de l’admiration ; ils sont aussi quelquefois un sommeil un peu paresseux, et ton défaut est de te laisser aller au fil de l’eau, et au hasard des détours du fleuve, sans ramer. Fortifie ta volonté, prends le parti décidé du combat contre les sens, du triomphe obscur en la présence de Dieu ; puis, cette ceinture mise autour de tes reins, jouis de tout, mais en prenant des notes qui aideront ta réflexion. Tu es privilégié, fortune suffisante, relations élevées, succès faciles, santé prospère, esprit actif, plaisirs nombreux ; avec tout cela, bonne conscience et foi simple ; le vague plaintif serait coupable. Mais quand tu l’éprouveras, mets la tête sur l’épaule de ta mère ou sur la mienne, jamais tu ne nous trouveras, tu le sais, indifférents ou sévères ; nous t’aimons tant !