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finissent par attaquer même les natures aussi peu nerveuses et peu ardentes que la mienne. Dieu m’a accordé heureusement un grand fonds de bonne humeur, et la précieuse faculté de m’endormir sans rêves, en moins de cinq minutes, à toute heure du jour. J’y recours souvent et je plains les jeunes gens qui ne possèdent pas ce salutaire remède pour leur cuisson intérieure.

Le mal et le remède font ressembler ma pauvre tête à la lune des nuits pluvieuses, enveloppée de brouillards gris. L’autre jour, par un vent à vous arracher de la tête non seulement le chapeau, mais presque les cheveux, nous traversions les interminables landes de bruyères du comté de Wiclow. Ce pays est tout en collines couronnées de nuages lourds, et en vallées noires comme des fonds d’encrier, où gisent des petits lacs du violet le plus foncé. C’était une tourmente visible et sensible sans couleurs éclatantes et presque sans bruit, une agitation poignante et silencieuse, un frisson universel parmi des objets incolores.

Ce mouvement sans beauté, cette inquiétude sans motif et sans suite, celle colère sans retentissement m’a rappelé le stérile et inopportun bouillonnement de la première jeunesse. C’est aussi un désir qui n’a point de but ou bien une colère de muet ; le cœur se soulève et la langue fait défaut. Combien on sent le besoin de se comprendre et de s’épandre ! Combien on brûle de se communiquer à d’autres, soit par l’éloquence, soit mieux encore par la charité, soit enfin, convenez-en, par l’amour !

Vous ne m’en voudrez pas, cher père, de me découvrir tout entier à vous. Vous ne doutez pas de moi, et vous avez raison ; aussi je ne crains pas de tout vous dire. Je suis bien heureux que vous m’ayez appris à croire en Dieu, car pour tout le reste je barbote horriblement ; et sans la perche de salut que la religion me tend, je me noierais dans un idiotisme et une bestialité insondables.

J’attends impatiemment une lettre de vous ; car je ne serai guère libre de revenir sans exhiber un rappel en règle. Du reste, je suis très heureux et je ne perds pas mon temps. J’ai vu ici des protestants de high life, très différents des déguenillés catholiques, et très inférieurs, je crois. Je me fais expliquer les lois anglaises où il y a pas mal d’antiques iniquités. Mais je crois que politique et justice sont deux en tous pays.