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et tiennent M. de Flavigny entre leurs mains, s’en faisant un instrument, à mon sens. Ils sont d’ailleurs bons, intelligents, éloquents, mais, je trouve, trop populaires. Il me tarde de savoir de vous la vraie histoire de ces deux idoles des Irlandais.


Shelbourne, samedi 26 août 1871.

Cher papa,

Je pars pour une course aux environs. J’ai dîné hier chez le vice-roi, qui nous traite de puissance à puissance. Nous sommes ici des hameçons, dont M. Sullivan et le vice-Roi se disputent la ligne. Voilà ce qui explique pour moi le mieux notre situation, un peu fausse et très exagérée. Nous ne mettons pas le nez dehors sans être acclamés par la foule. Au banquet que la ville nous a donné avant-hier, on a payé très cher des places de tribunes pour nous voir manger.

L’imprésario Flavigny veut mener à Cork sa troupe française. Mais elle s’égrène. Il faudrait bientôt exhiber quelques petits talents de société pour raviver notre popularité. Pour moi, cela m’a beaucoup amusé, mais je suis las de cette mascarade où nous sommes un peu dupes des partis. Je n’ai pas envie d’aller à Cork, et je pense aller tout simplement chez M. Monsell, qui m’en supplie avec la plus aimable insistance.

Adieu, cher père, on part. Je suis très heureux, très curieux, très étonné, et j’ai mille choses à vous dire.


1er septembre 1871.

Cher papa,

J’ai vingt ans, et c’est la seconde fois que je passe loin de vous mon jour de naissance ; j’ai eu dix-neuf ans à Vienne.

Je trouve très singulier d’être si vieux : je ne me crois pas encore en âge d’avoir vingt ans, c’est-à-dire de devenir décidément un jeune homme, même un homme. On parle toujours des charmes de cette époque de la vie ; qu’en pensez-vous ? Si c’est là le beau moment, il faut que les autres soient bien laids. C’est pour moi l’indécision avec son obscurité et son impuissance ; et ce n’est pas l’indécision paisible d’un promeneur dans les carrefours du bois de Boulogne, ou d’un âne entre deux chardons ; c’est l’indécision souffrante du gueux tiré à quatre chevaux, qui se demande quelle jambe ou quel bras partira d’abord. On est vraiment écartelé entre les vieilles illusions et les jeunes doutes, sans compter les passions de toutes sortes qui