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Versailles, vendredi 11 mai 1871.

Cher papa,

J’ai assisté hier à une séance de la Chambre [1], dont vous avez sans doute lu déjà le récit : je pense que ce récit même vous aura ému. Le spectacle de cet orage, dont je ne devinais pas le dénouement, m’a paru palpitant.

Je crois bien que M. Thiers s’est montré trop irascible et a trop malmené le poli et pataud Mortimer-Ternaux ; mais on frémissait de voir se démener cet homme si frêle et si fatigué auquel le salut de la France est pendu comme à un fil. La supériorité de son génie et le hasard ont fait de lui la terreur des Parisiens, l’espoir des campagnes, le maître absolu et sévère des députés. Je ne sais pas s’il est seul de son espèce ; mais, sans lui, on ne conçoit plus rien. Aussi est-il épouvantable de voir ébranler sa puissance ou sa santé. J’ai un peu compris l’avantage d’une dynastie de rois. Ils habitent une sphère sereine que la discussion n’aborde pas ; et pendant les débats de la Chambre, l’esprit du commerçant ou du patriote n’est pas travaillé par l’incertitude de voir s’abimer tout le Gouvernement sous les coups de cinq cents furieux. On prend pied sur ce terrain solide ; la sécurité règne, et le bon sens égalitaire se console comme il peut.

Vous avez vu comment M. de Kerdrel est venu, un peu en maître d’école, mettre chacun à la raison et je pense que l’admirable éloquence de la réponse de M. Thiers vous aura touché.

Dans tout ce débat, les gens de la gauche, qu’on appelle ici les rouges, m’ont paru équitables pour l’homme de bien qui, en somme, a toujours mis un si ardent dévouement au service de la France. La droite jouait vraiment un piètre rôle : piquée des reproches fort justes de M. Thiers, protestant par des cris bêtes à chaque moment, enfin votant pour lui en masse et par timidité véritable. Le bon M. de Kerdrel a voulu les tirer de cette situation ridicule. Il fait de grands efforts pour intéresser

  1. Il s’agit de la séance du 11 mai 1871, une des plus agitées qu’ait connues l’Assemblée Nationale, agitation imprévue, d’ailleurs soulevée maladroitement par M. Mortimer Ternaux, député des Ardennes, contre M. Thiers, au milieu même des terribles événements de la guerre civile, et le jour où l’on apprenait la démolition de la maison de M. Thiers, par ordre du gouvernement insurrectionnel.