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un mauvais rêve. J’ai vu tant de souffrances, tant de ruines ; j’ai eu tant d’espérances de ces trois funestes journées d’Héricourt ; puis j’ai été si touché du désespoir de mon pauvre général auquel j’étais sincèrement attaché ! Il parait qu’on m’a donné la médaille militaire ; j’en suis bien joyeux ; mais je vous assure que cent mille soldats français l’ont méritée autant que moi, et René bien davantage [1].


Versailles, samedi 28 avril 1871.

Ma chère maman,

J’ai vu hier mon ami François [2], très content sous sa tente et fier d’avoir été déjà quatre fois aux tranchées. Cette guerre est vraiment trop jolie. On campe dans les bois sous des toiles blanches ; on fait des feux, on sonne des clairons, on raconte des histoires ; on va au feu, on revient sans craindre les surprises ; on vit dans le mouvement et la gaîté, sans souffrir ce long épuisement des marches et du froid continu. Je trouve tout cela trop joli, parce que cela empêche de penser combien la guerre est affreuse ; j’aime mieux que les hommes ne se maudissant pas gaiment et ne se tuent pas sans fatigue.

La place d’Armes de Versailles mérite plus que jamais son nom. Les canons sont rangés en longues files serrées. Tous les jours on amène les chevaux harnachés, pour prendre tantôt les uns tantôt les autres. Le soir on les ramène encore chauds ; la foule vient les voir dételer et se presser autour de leurs grandes roues boueuses.

Le parc est plein de soldats et de tentes, résonnant de bavardages, de hennissements et de clairons. La fumée des camps se perd dans les branches des grands arbres, et le taillis fourmille de pantalons rouges.

Papa voit beaucoup de députés. Ils prévoient généralement des cataclysmes, des retours d’Empire, des Républiques sociales, etc. En attendant ils discutent beaucoup de lois, s’efforcent de débrouiller les comptes, applaudissent M. de Meaux et M. de Broglie, maudissent M. Assy [3] et un peu aussi M. Thiers. Tout le monde attend grand père avec vive impatience, et gémit de ne pas voir papa à la Chambre ; il y a de quoi.

  1. Son cousin René de Saint-Maur.
  2. François de Broglie.
  3. Membre de la Commune.