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Suisse ; mais j’ai été reconnu Français à la gare de Genève et conduit au violon entre quatre soldats, malgré mes protestations. Heureusement, M. Naville [1] a eu la bonté de se porter caution pour moi et de me recevoir chez lui.

Voilà ma plus récente aventure qui sera, je crois, la dernière. Je voudrais bien vous revoir et vous parler de nos misères. Quelle chute ! Que fera la Chambre pour replâtrer nos ruines ? Je vous en prie, écrivez-moi vite, je n’ai rien reçu de vous depuis le 1er janvier ; et cette privation a été ma plus rude souffrance depuis votre départ de Vienne.

Adieu, cher père, je vous aime tous de tout mon cœur et pense constamment à vous.


Genève, 24 février 1871.

Ma chère maman,

M. Naville vient enfin de recevoir une lettre de papa : depuis deux mois je n’avais pas vu son écriture ni la vôtre. Vous jugez si je suis heureux de voir reprendre la correspondance, qui rapproche déjà et prépare à se revoir enfin. Je ne sais si vous aurez reçu toutes les lettres que je vous ai déjà écrites de Genève : je les adressais à Paris.

Sauf votre absence, je suis fort heureux ici. M. Naville est très bon pour moi ; et les gros bonnets de la ville m’invitent à qui mieux mieux. C’est fort intéressant à voir. Il y a ici une aristocratie sans titres, mais d’autant plus jalouse de sa dignité, qui croit devoir s’entasser dans les maisons noires du « haut faubourg » où l’on n’arrive que par des raidillons inabordables.

Dans ce quartier on ne voit pas clair, on tourne dédaigneusement le dos au lac ; et l’on va se glacer l’âme et le corps au Temple. Au peuple on laisse les bords du Rhône et du lac, la vue radieuse de l’eau et des montagnes, et les belles fêtes catholiques : heureux peuple !

J’ai eu dimanche la curiosité d’aller à Saint-Pierre, entendre un M. Chaisy, neveu de M. Naville, qui fait les beaux jours de Genève. Je n’ai rien entendu à cause de la foule. Mais cette façon de célébrer le dimanche m’a paru bien triste. L’admirable église gothique de Saint-Pierre, tracée en forme de croix, n’avait plus de crucifix ; elle avait encore sa vieille abside, mais point d’autel, ses fenêtres en ogives, mais point de vitraux ni de

  1. M. Ernest Naville, l’éminent philosophe Genevois, ancien ami d’Augustin Cochin.