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mieux ; mais il est maintenant certain que nous ne serons pas assiégés. Aussi, je songe au meilleur moyen de m’esquiver comme tant d’autres l’ont déjà fait. J’irais alors attendre la paix au dépôt de mon régiment ; et comme je ne suis pas du tout forcé d’y aller, je passerais par Azy pour aller à Vienne. Puisse cet heureux jour arriver bientôt ! En attendant, je serais ici fort heureux, si j’avais des nouvelles de vous et de mes parents. Mais il m’est affreux de songer que ma dernière lettre de Paris était du 1er janvier, que, depuis lors, les bombes ont plu autour de notre maison, qu’il y a eu famine, désordre dans les rues, plus de dangers enfin que nous n’en courions à Villersexel et à Héricourt. Je songe aussi qu’ils me croient peut-être mort pendant que je mange et dors bien à Besançon, Aussi je vous supplie, mon bon grand père, s’il y a moyen d’écrire à Paris, de leur envoyer de mes nouvelles et de leur dire combien je brûle du désir de les revoir.


Genève, 15 février 1871.

Cher bon père,

Quel bonheur de vous écrire enfin ! Comme cette première séparation a été rude, vos nouvelles même manquant absolument ! M. Naville m’a dit que vous alliez tous bien et je ne regrette plus de m’être échappé de Besançon : c’est surtout pour savoir ce que vous deveniez que j’ai fait cette escapade. Me voilà maintenant prisonnier sur parole : je ne suis pas malheureux, mais je ne puis sortir du petit canton de Genève : écrivez-moi de Bordeaux, car je ne doute pas que vous n’y soyez bientôt.

Je ne saurais par où commencer pour vous dire toutes mes aventures. J’ai vu le feu bien des fois, en suivant l’excellent et brave Bourbaki ; il m’a comblé de bontés. Depuis le malheureux jour où son désespoir l’a conduit à vouloir se tuer, je l’ai revu souvent et je lui ai demandé ce que j’avais de mieux à faire : il me répondit qu’en cas de siège, il me ferait employer utilement, et que pour le moment il fallait attendre. Mais, au bout de dix jours, ne faisant absolument rien à Besançon, voyant le blocus continuer sans siège, et tourmenté d’ailleurs de ne pouvoir rien écrire ni rien recevoir, j’ai pensé à retourner à Vienne pour resservir activement, et apprendre où vous étiez. J’avais heureusement traversé les lignes prussiennes et toute la