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battrons encore pour achever notre jonction avec les assiégée. En attendant, nous sommes sûrs qu’ils ont entendu notre canon, et tous les jours, presque sans relâche, nous entendons le leur comme une voix éloquente et puissante de joie et d’espoir.

Le bombardement de Paris m’inquiète bien : je vous supplie de m’envoyer les nouvelles que vous aurez. Sans ce chagrin, je serais fort heureux : nos succès me ravissent, et le général est toujours extrêmement bon pour moi.


Besançon, 8 février 1871.

Mon bon grand père.

Malgré le prétendu armistice, nous subissons un véritable blocus. Je confie ces quelques mots à un contrebandier qui espère passer en Suisse : mais réussira-t-il ? Vous avez su tous les malheurs qui ont suivi nos brillants et courts succès. Vous savez aussi à quel excès le désespoir a réduit notre excellent, intelligent et brave Bourbaki. Je puis vous affirmer qu’il n’a évité ni les obus, ni la fatigue, se multipliant pour suppléer à l’insuffisance misérable des généraux et colonels qu’il commandait. Je l’ai vu placer les pièces et ordonner le feu lui-même, parcourant en tous sens un front de bataille de quatre lieues. Il avait résolu de périr sous le feu de l’ennemi, cela est certain ; il a voulu chercher plus sûrement la mort qui le fuyait ; et maintenant il regarde comme un miracle la conservation de sa vie, et s’incline en chrétien devant la volonté de Dieu. Jamais je n’oublierai cette noble et vaillante figure, si admirable même après la faute où le malheur l’a poussée [1].

Quant à moi, je suis resté ici sans rien faire ; le général me demandait souvent dans ses premiers jours de souffrances. A présent, il va étonnamment bien. Mme Bourbaki a pu venir le soigner ; on pense le faire évader bientôt et le conduire dans la Mayenne, chez un de ses neveux. Il passerait par Nevers, et peut-être vous demanderait un jour ou deux d’hospitalité pour se reposer à Azy. J’espère, mon bon grand père, que vous voudrez bien lui rendre ainsi les bontés dont il m’a comblé depuis deux mois.

Pour moi, en cas de siège, je comptais servir ici de mon

  1. On sait la tentative de suicide de Bourbaki. Voyant son armée isolée dans l’armistice, il céda à un mouvement de désespoir. Denys Cochin lui donna les premiers soins.