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la ville. Mais le matin, à travers les fenêtres, couvertes de givre, je vis de grands carabiniers sales, avec leur manteau rouge en loques, et leurs sabres rouilles traînant derrière eux en sonnant la ferraille, qui volaient du bois et des poulets autour de notre petit château. C’était pitié.

Deux heures après, le général faisait le tour des camps et je le suivais à cheval. Figure-toi des collections de mendiants serrés par huit ou dix autour de grands feux, où cuit leur maigre pâture, puis des cheveux écorchés, serrés les uns aux autres en longues files et tremblants de froid. Tout cela serrait le cœur et cependant j’ai vu bien pis. Deux jours après, le général voyait son armée serrée sur les bords de la Loire. Il la tira d’affaire par son énergie ordinaire et passa le fleuve en 24 heures, après une marche de 6 lieues. On passa sur les ponts de Jargeau et de Sully ; j’étais à Sully, et c’était affreux. Le pont suspendu criait sous un encombrement de canons et de chevaux. Tout était pèle-môle ; pas un régiment ne marchait en ordre ; les fantassins s’écrasaient entre l’artillerie et la cavalerie et de la rive on voyait une longue foule confuse, pendue au-dessus des eaux et toute bruyante de cris et de jurons. Ajoutez à ce tableau un froid cruel, un brouillard intense, et de gros glaçons blancs qui encombraient le courant du fleuve. Cela devait ressembler à la Bérésina.

Le surlendemain, nous nous battîmes à Gien pour couvrir la retraite. Puis commença une longue et lamentable marche sur Bourges, sous prétexte de concentration. Si tu avais vu l’air consterné et épuisé de tous nos malheureux soldats ; ils se traînaient et tombaient sur la route. Ils n’ont point de souliers, leurs capotes sont couvertes d’un humide enduit de boue, leurs armes rouillées et cassées, leurs figures maigres et jaunes. J’avançais avec peine au milieu de cette foule, car ni mes cris ni la poitrine de mon cheval heurtant leur dos ne les faisaient ranger, beaucoup se seraient laissé écraser comme des masses inertes.

Enfin nous sommes à Bourges. J’ai eu la consolation de retrouver Bonnières, qui est brave, bien portant et brigadier. Personne de mon escadron n’est mort, quoiqu’ils aient couru de grands risques.

Pour moi, je n’ai encore eu que bien peu de choses à souffrir, mais j’ai le cœur bien serré par les misères que je vois, et je suis brisé d’inquiétude pour mes parents et du mal du pays.