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rejoindre mon escadron à l’armée de la Loire ; j’aurai gagné à ce retard d’un mois le grade de maréchal des logis.


Tours, 29 novembre 1870.

Mon bon grand père,

Je reste porte-fanion, comme vous le désiriez : le général Bourbaki s’est décidé à accepter le 19e corps qui est à Tours. Quel dommage qu’il se soit fait prier huit jours et ait perdu le commandement de Nevers ! Maintenant nous nous établissons ici pour je ne sais combien de temps ; et ce retard fait que j’hésite beaucoup à me réjouir, comme vous, de la décision de mon général. La pensée de partir tout de suite me rendait bien heureux. Songez que dans quinze jours il y aura quatre mois que je suis soldat et que je ne fais rien. On dit que notre 19e corps est presque entièrement formé. Mais quand marchera-t-il ? Peut-être pas avant la paix. En même temps je vois venir à Tours des lettres désolées de mon père qui demande aux ingénieurs d’Orléans de mes nouvelles, et se figure toujours que je suis en danger. Je souffre beaucoup de ces inquiétudes que rien ne justifie encore.


A ***


Bourges, samedi 16 décembre 1870.

Cher ami,

Quelle joie que ta lettre ! Il y a un mois que je suis vraiment sorti de notre monde, sans recevoir une lettre de nouvelles, un mot qui me rappelle mes parents, mes amis, ma vie d’autrefois. Je sens maintenant combien je vous aimais, toi, Broglie, mes frères, ma mère et mon père, à voir combien je vous regrette. Depuis un mois bientôt je fais campagne et, en échange de tant de réalités d’abord et ensuite de tant de souvenirs perdus, je n’ai sous les yeux que des horreurs. Tu me demandes ce que je vois, je veux te le dire.

Quand je suis gaiement arrivé à l’armée de la Loire, suivant le brillant Bourbaki, monté sur un beau cheval, content de moi et des autres, j’ai commencé par voir les routes semées de malheureux blessés qui se traînaient vers Orléans, vêtus de haillons, sans souliers, pâles de froid et de souffrance. Nous allâmes coucher le premier jour près de Bellegarde, dans un petit château voisin des camps du 18e corps. Je ne vis rien le soir qu’un grand encombrement de charrettes dans les rues de