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Vienne, dimanche 10 septembre 1870.

Quels beaux articles vous avez faits [1], mon cher papa, et comme vous employez bien le temps qui vous reste avant la bataille ! Vous devez être bien heureux d’être si utile. Je recommence à mettre toute ma fierté, toute mon ambition en vous ; les illusions que j’avais eues pour moi-même sont bien passées ; car il est trop clair maintenant que nous n’irons même pas au feu. Le colonel n’est plus là ; le major est ahuri, le ministre ne songe pas à un petit dépôt de province ; et je me rappellerai plus tard la cité de Vienne comme le tombeau de mon premier enthousiasme patriotique. C’est bien dur. Mais dans tout cela vous me consolez et je me réjouis, dans mon existence stupide, des beaux exemples que vous donnez à Paris. : Il est impossible d’être plus éloquent que votre dernier article sur l’opportunité des prières, avant le combat.

Cette rude séparation, ces malheurs horribles, me font mieux comprendre combien j’étais heureux auprès de vous et comme je vous aime tous. Mais cette pensée ne m’affaiblit pas, bien loin de là ; je relève le front et je me sens fort en pensant à vous. C’est vous qui faites que le courage ne me manque pas ; la certitude de ma foi et la joie d’avoir le cœur pur me soutiennent aussi. Je n’aurais même aucun chagrin si je pensais que le temps présent peut être plus tard un beau souvenir dans ma vie, au lieu d’être un souvenir de honte. Avoir été soldat sans combattre en un pareil temps ! Fumer des cigares à Vienne pendant que les Prussiens assiègent Paris !

Je ne sais rien de la marche sur Lyon. Le bruit en a été accrédité, puis démenti. Ce que je sais, c’est que le comité provisoire emprisonne des magistrats, entre autres M. Sensier, des prêtres, des religieux, etc. Le préfet Challemel-Lacour n’y peut rien. Ici, M. Dubuisson a été plusieurs jours prisonnier chez lui, puis expédié je ne sais où sous bonne garde. Il parait que cela s’appelle la liberté. Je ne l’aurais pas cru ; mais d’ailleurs, notre idole en bonnet de coton n’en dit rien, et notre manche à balai jaunit paisiblement devant l’hôtel de ville. On hurle plus que jamais ; les nouveaux conscrits assassinent la ville de leurs tambours ; sauf cela tout est fort bien. Je crois qu’ils crient si fort pour ne pas entendre le canon prussien,

  1. Dans le journal le Français.