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trop heureux quand je veux bien lui montrer vos lettres. Le 4e lanciers s’est révolte hier d’impatience ; M. des Roys a calmé ses hommes, comme il devait le faire, avec calme et assez de dignité ; mais sans sévir : que pouvait-il faire à des anciens soldats arrachés à leur petite situation et demandant, après neuf ans de service, à se battre ou à rentrer chez eux ?

Ce que je vous dis là, personne ne le sait ; je ne voudrais pas le dire, car les officiers sont toujours excellents pour moi et le commandant surtout. J’avais craint, à votre départ, un changement qui n’est pas du tout survenu. Je suis dans le peloton du petit maréchal des logis Murtl, qui est distingué et charmant. J’ai tous les meilleurs chevaux ; et nous faisons de temps en temps, sous prétexte de faire des reconnaissances, les courses les plus insensées. L’autre jour, six ensemble, avec le plus casse-cou des brigadiers, nous avons passé deux heures dans les montagnes, à travers les champs de blé et de pommes de terre, par dessus haies et fossés. J’ai failli rouler avec mon cheval dans un ravin ; mais je ne m’étais jamais tant amusé.

Je m’amuse beaucoup à nos promenades, parce que je mène toujours la colonne, étant en somme le meilleur cavalier, et que je vais à peu près où je veux. Inutile de vous dire qu’il n’y a point de chemins pour nous. Nous dérangeons les paysans qui tremblent devant nos lances ; et l’autre jour nous sommes grimpés assez haut pour épouvanter une bergère et son troupeau de chèvres. Notre brigadier m’accorde aussi à l’exercice une supériorité marquée sur mes sept ou huit collègues, mais il me trouve « fantaisiste. » Je ris de retrouver près de cette vieille culotte de peau la même querelle que me faisaient mes professeurs de rhétorique et de philosophie. Pourtant je me demande à quel point on peut faire entrer la fantaisie dans les moulinets de la lance.

Voilà de bien petites choses, mon cher papa. Mais sans doute vous me le pardonnerez ; car elles me gardent un peu la joie au cœur. Les grandes, quand j’y pense, sont trop navrantes, et j’en détourne mon esprit pour ne pas me ronger. Maman me demande où est l’escadron parti la semaine dernière. Croiriez-vous qu’il est encore à Lyon !