Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Racine et de Corneille. Il citait de longs passages des romans de Walter Scott, comme s’il les eût lus la veille. Par ce trait, il s’apparente à des prédécesseurs illustres, fameux par leur prodigieuse mémoire, tels que Ampère et Marcelin Berthelot.

Un autre trait frappant du caractère de Lippmann, c’était la prudence. C’est une humble vertu. L’humanité admire surtout les audacieux, et sans doute c’est à ceux-là que sont dus, dans l’ordre de l’esprit comme dans l’ordre des faits, les plus grandes conquêtes de l’histoire. Mais ils passent comme des météores, et la fin d’un Alexandre, la chute d’un Napoléon ne furent pas moins soudaines que leurs succès. Pour durer, dans nos modernes sociétés démocratiques, héritières de l’antique Athènes, et règnes de l’envie, il n’est pas bon de dépasser les autres de la tête : tout au moins faut-il se le faire pardonner. Par nature et par principe, Lippmann était prudent. On ne trouve dans ses écrits ni les effusions mystiques d’un Kepler, ni les anticipations prophétiques d’un Faraday, dépassant l’expérience d’un grand coup d’aile et pressentant confusément, au delà de l’océan mouvant des faits, de nouvelles Amériques. On n’y trouve pas en revanche les erreurs ou les utopies de ces grands téméraires. Pareils à des marbres pentéliques, ses mémoires défient le temps par leur cachet de perfection.

Cette même prudence, Lippmann la portait dans sa vie pratique. Pas plus qu’un Descartes, il ne se fût soucié de braver inutilement le pouvoir ou l’Eglise. Il se fût rangé volontiers aux côtés d’un Chevreul, qui, témoin tour à tour des dernières convulsions révolutionnaires et des excès de la Terreur blanche, servit avec la même indifférence la Royauté, la République et l’Empire, détournant seulement avec effroi la conversation quand elle venait à toucher aux choses religieuses : « N’en parlons pas ! ce sont de ces questions qui mettent aux hommes le couteau à la main. »

A toutes les époques de leur histoire, les Français se sont plu à s’entre-déchirer. Aux fureurs religieuses ont succédé les fureurs politiques. Sans doute aujourd’hui on ne se brûle plus et on ne se guillotine plus ; c’est un progrès. Mais trop souvent, depuis un siècle, nous avons vu, sous le regard ironique et malveillant de l’étranger, les meilleurs serviteurs du pays poignardés dans le dos au cours de ces discordes atroces, où la haine envieuse se pare du masque hypocrite de la justice.