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ni la justice, ni le Reichstag élu au suffrage universel ne peuvent prévaloir. En Allemagne seulement il existe un militarisme : il consiste essentiellement dans la réunion, entre les mains des junkers prussiens, de la grande propriété qui confère à ses détenteurs des droits de souveraineté féodale, et du haut commandement militaire. Quand nos socialistes parlent d’un militarisme français, ils prouvent qu’ils ne savent pas en quoi consiste le militarisme allemand. Il ne suffit pas d’une défaite et d’une révolution politique pour détruire à jamais des institutions si fortement enracinées dans le sol germanique. La caste subsiste et travaille ; elle se recrute d’officiers sans emploi, de hobereaux ou de bourgeois ruinés par la guerre, de patriotes exaspérés par la défaite et ses conséquences. Cette vieille Allemagne a contracté alliance avec une partie des représentants de l’Allemagne nouvelle, celle de l’industrie, du commerce, de la navigation, de la « politique mondiale. » Justement inquiets pour l’avenir d’une prospérité industrielle grandie trop vite pour être solidement assise, les magnats de la richesse mobilière ont lié partie, vers 1913, avec les chefs de la caste agrarienne et militaire : c’est là dans l’histoire des circonstances d’où est sortie la guerre, un fait capital. Cette alliance a survécu au désastre ; ayant contribué à la catastrophe, elle cherche à en atténuer les effets ; si l’Allemagne ne paie pas, on fera croire que la guerre n’a pas été, en définitive, une si mauvaise affaire ; c’est pourquoi la politique des Helfferich, voire même des Stinnes, marche en général de pair avec celle des conservateurs allemands. Rathenau faisait exception et scandale : on le lui fit bien voir.

La presse allemande, dans les jours qui ont précédé le crime, est pleine d’avertissements prophétiques : un coup d’État est en préparation ; des journaux aussi sérieux que la Germania (17 juin) l’annoncent ; il éclatera le 24, jour de la Saint-Jean, ou le 28, anniversaire du Traité ; la Freiheit (socialiste) du 16 annonce une Saint-Barthélémy de républicains : le parti militaire est décidé à exécuter tous les chefs de gauche ; plusieurs reçoivent des lettres annonçant que leur sort est décidé ; depuis longtemps la brochure Auf gut Deutschland a donné la liste des condamnés : le 5, c’est l’attentat contre Scheidemann ; le 24, Rathenau est tué ; le 1er juillet Harden est blessé. Le coup d’État avorte en un complot d’assassins. C’est la terreur. Georg Bernhardt est menacé de mort ; H. von Gerlach s’enfuit ou se cache. Le Gouvernement décide de prendre des mesures énergiques : les manifestations sont interdites dans toute l’Allemagne, l’état de siège