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pas offert à ses yeux complaisants un enchantement plus grand que cette maison silencieuse, vaste et délabrée, ouverte à tous les vents et à tous les coups de mer.

Depuis longtemps déjà Shelley rêvait de posséder, à l’exemple de lord Byron, une embarcation qui lui permît de naviguer selon sa fantaisie au milieu de tous les méandres des îles, jusqu’au fond de tous les détroits et de tous les golfes. Cette sorte d’ivresse nautique était partagée par Williams, et c’est ce qui explique sans doute pourquoi ni l’un ni l’autre des amis ne se rangèrent au conseil que leur donna Trelawny de demander au capitaine Roberts de leur construire, comme il en fut question d’abord, une goélette d’un modèle américain. Cette construction eût exigé un certain temps, et ce que Williams et Shelley voulaient c’était d’obtenir, dans un bref délai, une chaloupe légère répondant à leur fantaisie et que Roberts pût mettre en chantier immédiatement.

La discussion que ce projet provoqua eut lieu, sous le toit du poète, dans la nuit du 15 janvier de l’année 1822, six mois avant l’événement du naufrage du bateau l’Ariel. Jane Williams et Mary Shelley assistèrent à cette conversation animée, amicale et de laquelle devait sortir pourtant le malheur de tous. « Dans cette nuit, a écrit Mary Shelley, qui se ressouvint par la suite des circonstances de cette soirée, le misérable sort de Jane et le mien furent décidés. Nous nous dîmes alors l’une à l’autre, en riant : « Nos maris décident sans nous demander notre consentement ; car, pour dire vrai, je hais ce bateau, quoique je n’en dise rien. — Et moi aussi ! » dit Jane. « Mais, ajouta-t-elle, parler serait inutile et ne servirait qu’à gâter leur plaisir. »

Que ce plaisir fut grand, cependant, pour le poète ! Et le jour où le don Juan, baptisé d’abord ainsi en l’honneur du héros de Byron, mais qui bientôt devait prendre le nom plus shakspearien d’Ariel, doubla, devant Lerici, le cap de Porto-Venere et se présenta en vue du rivage, il n’y eut pas de démonstrations de joie auxquelles ne se livrât Shelley. Quelques mois après, le 18 juin, son enthousiasme était toujours au comble, et, tout triomphant, Percy Bysshe faisait savoir, à cette date, aux Gisborne : « J’ai ici un bateau qui m’a coûté quatre-vingts livres. Il est rapide et beau ; on dirait presque un vaisseau. » Shelley écrit en poète ; il exagère. Et le croquis de