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La comtesse Albrizzi, qui avait assisté à Venise à l’un de ces emportements de sa fière nature dont lord Byron était coutumier, disait du puissant ami de Shelley « que l’état ordinaire de son esprit était la tempête. » Mais c’était aussi une tempête que la vie de Percy Bysshe ; et, dans bien des circonstances, ces deux hommes, tant sur le lac de Genève qu’à la Spezia, au Lido qu’en vue de Ravenne, avaient affronté ensemble la bourrasque et les autans. Plus d’une fois même, Shelley avait été assailli par les flots déchaînés. Une première fois, alors qu’il se rendait en Irlande avec Harriet Westbrook, sa première femme ; une seconde fois sur le lac de Genève, auprès de la Meillerie, il avait bien failli périr victime de son imprudence ; enfin, non loin de la Spezia ou à l’embouchure de l’Arno, à plusieurs reprises il lui était arrivé de chavirer. Mais lui, avec cette insouciance téméraire qu’il apportait à exposer sa propre vie, ne faisait que rire de ces avertissements d’un destin qui s’était emparé déjà d’Harriet pour la noyer dans la rivière Serpentine et qui, maintenant, n’allait pas tarder à se saisir de lui pour le rejeter sanglant et déchiré sur les récifs de Viareggio.

Cependant, un homme de son espèce, tellement à part, qui, jusque là avait vécu toujours éloigné du monde, est-ce qu’il n’appartenait déjà pas un peu, quoique vivant, à ces sphères rayonnantes, à ces mondes sublimes et insoupçonnés où il rêvait de se retrouver un jour avec Emilia : « Un seul esprit en deux corps. Oh ! pourquoi deux ? » Et ce détachement, ce mépris même des choses terrestres, ils étaient devenus si grands chez le poète que Shelley avait pris l’habitude de porter sur lui un poison mortel. Dans sa sombre et cruelle ironie, il appelait cela avoir toujours à portée de la main, et dans quoique occasion que ce fût, « la clé d’or de la chambre du repos éternel. »


III

Chaque fois que l’on songe à ce repos éternel auquel lui-même semblait aspirer, et que ces Océanides qu’il a chantées dans son Prométhée devaient lui apporter enfin, l’on ne peut se défendre de penser à l’Orphée français déchiré dans un autre supplice. En nommant Shelley, c’est Chénier que l’on évoque ; non pas le Chénier de l’amour et de la plainte du faune, mais