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Aussitôt, lord Byron parut, puis la Guiccioli, souriante, jolie et gaie comme elle était toujours. « Depuis, écrit Mary Shelley, tous deux m’ont dit que, ce terrible soir-là, j’avais plutôt l’air d’un spectre que d’une femme ; il semblait sortir une flamme de mes yeux, ma figure était toute blanche, et j’étais comme une statue de marbre. » Lord Byron fut, à cet aspect, pris d’un affreux pressentiment ; son altière figure, ses nobles traits s’altérèrent aussitôt. Il se saisit de la lettre parvenue la veille à la Casa Magni, la résidence des Shelley auprès de Lerici, lettre dans laquelle Hunt mandait de Pise à Percy Bysshe : « Ecrivez-nous, je vous prie, des nouvelles de votre retour, car on dit que vous avez eu très mauvais temps après votre départ de lundi, et nous sommes dans la plus grande inquiétude... »

Puis il régna un terrible silence. Le poète de Don Juan, après cette lecture, demeura immobile et comme figé. Il se souvenait, à ce moment, d’un fait que le compagnon de voyage de Shelley, Williams, lui avait rapporté naguère. C’était durant une nuit, l’une de ces pures et belles nuits de la baie de la Spezia, sous le ciel illuminé d’astres, devant les bois sombres piqués de l’éclair des lucioles, et tandis que le murmure de la mer venant expirer sur le rivage ressemble à ce chant insidieux qu’Ione, Asia et Panthea, les Océanides, entonnent dans le Prométhée. Tout à coup, Shelley, en proie à la plus folle hallucination, s’était saisi du bras de Williams. Les yeux fixés sur l’écume des vagues qui se brisaient à leurs pieds, « le voici de nouveau ! » s’était-il écrié. Et celui qui avait tant de fois célébré la mer, montré Alastor fier et droit sur son embarcation battue par les flots, confessa qu’il avait vu ceux-ci s’ouvrir tout à coup, et un enfant paraître, qui lui faisait signe [1].

Cette vision singulière avait toujours poursuivi, depuis, le poète dans ses rêveries, et même, quelques années avant ce fait rapporté par Williams, Shelley avait eu déjà cette pensée d’un enfant apparu sur la mer. C’est dans le doux et plaintif poème qu’il adressa, en 1817, au pauvre petit William Shelley, mort depuis, et qu’il avait eu de sa femme Mary : « Les vagues sautent autour de la grève : la barque est faible et fragile ; la mer est noire, et les nuages qui l’enchaînent sèment de sombres rafales. Viens avec moi, délicieux enfant, viens avec moi ! »

  1. Edouard Schuré : dans la Revue des Deux Mondes (février 1877).