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arbres, et, muette pour une heure, Mme de Chateaubriand les suivait, le chapelet à la main... Quel cadre aux dernières rêveries de René ! Et comme on comprend qu’après avoir accepté l’idée de vieillir en ce havre religieux, il était pressé d’éprouver s’il y rencontrerait l’apaisement, et si les visions intérieures qui, depuis sa jeunesse, faisaient à la fois son ravissement et sa torture, s’y réduiraient enfin à l’inoffensive « insubstance des fantômes ! »


Cette vie paradisiaque, il fallait d’abord l’assurer laborieusement ; l’édition des Œuvres complètes en devait payer les frais ; et sans doute la perspective d’élever de ses mains ce monument à sa gloire flattait l’orgueil du grand homme ; mais il était surtout reconnaissant à l’entreprise d’établir son indépendance sur un fondement qu’il avait toutes raisons alors de croire solide. Depuis dix ans, il avait demandé à la politique, outre des satisfactions pour lui plus essentielles, une apparence de sécurité financière ; et la politique, en le promenant de cimes en précipices, lui avait refusé cette sécurité-là. Pour la première fois, grâce à un éditeur intelligent, à l’heure propice où une génération nouvelle parvient à la vie littéraire et tourne une curiosité sympathique vers ses jeunes disciples roman- tiques, il va monnayer abondamment sa renommée ; il peut espérer que celle-ci, enfin capitalisée, assurera « la paix du reste de sa vie ; » il ne devra plus rien à d’autres puissances qu’à la sienne ; il en sourit d’aise, un instant, dans sa fierté épanouie ; et il n’a point manqué, dans ses Mémoires, de citer un billet du comte Molé, qui l’en félicite, et qui résume tant d’autres billets reçus alors de ses amis : «... Ce qui vaut mieux que tout cela (la politique), c’est l’arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l’injustice et l’ingratitude des hommes vous avaient ôté [1]... » A Lausanne donc, séquestré du monde et réconcilié avec sa femme, Chateaubriand n’a plus qu’un souci : travailler. Le « prospectus » lancé par Ladvocat a annoncé que ses œuvres paraîtront par « livraisons » comportant la matière tantôt d’un volume, tantôt de deux, et se suivant à des intervalles aussi rapprochés que possible ; avant de quitter Paris, Chateaubriand a remis à l’imprimeur la « copie » de deux livraisons. On doit

  1. Mémoires d’Outre-Tombe, t. IV, p. 323.