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verts, des roses, des bistres, des bleus, des citrons, des oranges, des zinzolins, des ocres, des incarnats et des grenats et des carmins auprès des grandes taches sourdes des noirs luisants ou veloutés, éclairs de paillettes, éclat trop vif ou terni des ors, tout cela s’éteint dans les coins d’ombre ou s’anime au passage d’un rayon, traversant, malgré le temps nuageux, quelque carré de vitre plafonnante ; et c’est d’une si triste somptuosité en plein jour ce purgatoire d’oripeaux, ces limbes bizarres où les vêtements attendent leurs corps, où les formes attendent leurs vies, les coiffures leurs rêves, où tout a l’air en pénitence, un peu puni du méfait d’avoir été joyeux, est enfin presque mort, que l’on n’ose croire que tout cela peut renaître pour une nuit ou pour un soir.

Mais, au milieu de tant d’apparences encore vides, la jeune visiteuse hésite et frémit. L’âme du vieux plaisir, à la fois avide et désillusionnée, semble rôder ici, invisible, sournoisement. Ah ! dans tous ces plis, dans ces miroitements, ces cassures, ces jupes dégonflées, ces manteaux dont l’essor est brisé, ces dominos cachant des spectres, ces dentelles meurtries, ces chapeaux qui ont perdu la tête, ne voit-elle pas les rides des vieilles fêtes, des réjouissances caduques, des espoirs déçus, des joliesses vieillies ?

Elle s’en va ; elle s’en va très vite, comme on s’en va après avoir regardé, au Campo Santo de Pise, les fresques du Triomphe de la mort...

Elle s’en va. Elle court vers un plaisir neuf, une joie qui ne vivra qu’un soir et pour elle seule. Mais, comme elle a compris brusquement le néant des fastes, des plaisirs et des fêtes, elle sent qu’elle va s’habiller tout en noir, afin de porter déjà le deuil de cette joie qu’elle espère et dont, tout en la vivant, elle se séparera pour toujours...


APRES

Les beaux masques quittent la cohue, la salle brillante et très splendide, somptueuse, toute parée à la vénitienne, de tapis et d’étoffes suspendus aux rebords dorés, où les gondoliers orange et blanc tenant leur rame en l’air sont censés mettre de l’ordre, où, dans la demi-ombre des loges rouges, les masques blancs à la Longhi, aux profils de fouines de neige se parlent