Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


AVANT LE BAL DE L’OPERA

Il y a des femmes paresseuses qui n’ont pas vingt-cinq mille francs à dépenser pour le costume d’un soir comme la marquise C., ou qui n’ont pas songé d’avance à s’en commander un plus modeste et d’ailleurs bien joli, et qui, au dernier moment, vont tenter d’en louer un, comptant sur la chance, le hasard, l’occasion.

Suivons l’une d’elles, au théâtre de P…, par exemple, où, avec une recommandation, on la recevra aimablement et la fera monter dans les magasins de costumes.

Elle traverse d’un pas hésitant, dans l’ombre, les solitudes grises des vastes salles solitaires, sombres, endormies ; par endroits, éveillés d’un rayon furtif, les miroirs semblent, au bruit des pas, ouvrir un instant les yeux ; c’est triste sans écho, et mystérieux sans attrait.

Des escaliers, des portes ouvrant sur l’obscurité… et toujours du silence. Enfin des voix, un battant poussé, de la lumière, et, dans un tohu-bohu de couleurs, de soies, de satins, d’argent, de broderies, des femmes qui cousent, allongeant, rétrécissant, ajoutant un galon, un volant, une dentelle, une rose à des formes qui se balancent à des porte-manteaux… Et ces femmes vite vite se dépêchent, pinçant des plis ou décousant des ourlets ; c’est pour demain, c’est pour ce soir…

On la chasse, la visiteuse, de cet atelier en travail ; on l’emmène plus loin, dans une sorte de grenier où s’entassent les falbalas comme si les robes des femmes de cent mille Barbe-Bleue étaient suspendues, rangées, dérangées, exhibées en ce lieu bizarre ; les unes chiffonnées, accroupies ou étalées, les autres oscillant à des morceaux de bois, comme à des squelettes.

Tulles, blancheurs, immenses toiles d’araignée, est-ce l’ennui du plaisir qui vous a tissés là en volants ronds, sous les poutres ? Et vous, velours gris, argents éteints, peluches aux tons de poussière, êtes-vous des chauves-souris hivernant en l’absence des fêtes, avec leurs regrets sous vos ailes, vos manches et vos replis ?

Plumes immenses, aux couleurs caraïbes, couronnes sauvages de ceux qui sont à présent sans diadèmes, tricornes sans pensées, jupes sans hanches, corsages vides, affaissements des