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ignorent qu’ils existent. Combien il est plus vrai de dire des nouveaux maréchaux, que pas un d’entre eux ne songeait à gagner un bâton, alors qu’il se donnait tout entier à sa tâche, durant les sombres jours de 1914 à 1918, — puisque ce bâton n’existait plus !... Le sentiment seul du devoir les soutenait.

Pourtant, c’est le « Poilu » qu’on a honoré ici, tout d’abord, lorsqu’on n’avait pas songé à réserver une place d’honneur au garde-française ou au « grognard » dans les autres salles. C’est qu’il a joué lui aussi un rôle très supérieur à celui de ses pères. Des grands chefs qui se donnaient tout entiers à leur devoir, la France en a toujours eus. Tandis que des soldats qui aient sacrifié repos, famille, santé, risqué leur vie pendant plus de quatre années, s’il y en a eu en d’autres temps, jamais pareille levée en masse ne s’était vue, ni semblable ténacité réalisée. Et, quels que fussent la science et le génie des chefs, aucune victoire n’eût été possible sans l’endurance de ce soldat. Aussi a-t-il grandi, non vis-à-vis de ses chefs, mais vis-à-vis de lui-même ; et, quoique la distance soit grande entre un Maurice de Saxe et un maréchal de nos jours, elle est infiniment plus grande encore entre un de ses houlans à demi barbares et mercenaires et notre « Poilu. » Il ne faut pas que les tableaux supérieurs tracés par les artistes quand ils nous montrent les gloires du passé nous emppehent de voir la beauté du temps présent. L’histoire est une grande génératrice de mirages. Elle nous incline à juger des hommes d’autrefois par deux ou trois traits de chevalerie, qui nous sont parvenus parce qu’ils ont été remarqués et qui ont été remarqués parce qu’ils étaient rares, — les historiens ne faisant pas état de ce qu’ils voient tous les jours autour d’eux. L’héroïsme et l’abnégation, les plus hautes vertus militaires, sont semblables à ces fontaines monumentales du XVIIe et du XVIIIe siècle, qu’on ornait précieusement de figures magnifiques, quand il y en avait peu et que leur bienfait ne se répandait que sur peu de monde. Du jour où il y en a eu partout, on a cessé de les orner. Admirons en passant l’art du statuaire, mais reconnaissons la présence et le bienfait des vertus vivifiantes, même là où il ne les a pas figurées.


ROBERT DE LA SIZERANNE,