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« Je vous apporte une singulière nouvelle, » dit un soir Cambacérès en venant s’asseoir près de Mme Junot, « l’Empereur rétablit non seulement l’ancienne noblesse, mais les titres. Et quel est le premier homme de l’année qui en soit décoré ? C’est : devinez : — Le maréchal Lannes ? — Ce serait tout simple. — Le maréchal Masséna ? — L’archi-chancelier secoua la tête en souriant. — Ma foi, je ne puis deviner... Bernadotte ? — Eh bien, c’est Lefebvre ! Je viens de voir sa femme. — Mais, écoutez donc, il me semble que ce n’est pas encore si mal. Je sais bien que la maréchale n’est pas une duchesse ou une princesse parfaitement en harmonie avec sa nouvelle dignité ; mais elle est bonne femme et puis vous savez que l’Empereur nous compte pour rien dans ces sortes de calculs... »

Elle est bonne femme ! C’est le mot qui clôt, corrige, rature toutes les ironies de tous les contemporains ou contemporaines à son égard. Regardons maintenant le portrait exposé ici, qui la montre en pied, en grande toilette de cour, coiffée d’un diadème de brillants, avec cette collerette dressée derrière le cou que l’impératrice Joséphine a prise à Marie de Médicis, et une robe à palmettes selon la mode du temps : il ne dément aucun des traits de sa biographie et fussent-ils ignorés, il les suggère. Qu’après avoir lu la Mme Sans-Gêne de Sardou, sans images, sans indication de costume, quelqu’un vienne ici et en cherche le modèle : il n’hésitera pas. Il ne s’arrêtera ni devant la duchesse de Montebello, ni devant la princesse de Wagram, ni devant la comtesse Lobau, ni devant la maréchale de Castellane, ni devant la maréchale Sébastiani.

Il ira droit à celle forte femme, épaisse, toute ronde, bon enfant, soucieuse de relever sa belle traîne à palmettes au moment où elle quitte son fauteuil quasi royal, bien établie dans sa nouvelle dignité et toutefois l’œil en coin, surveillant ce qui se passe, l’œil qu’elle devait avoir chez le sénateur Pléville, le jour où elle aperçut dans une glace un jeune homme qui se permettait de la contrefaire derrière son dos et à qui elle dépêcha un soufflet avec ces mots : « Tes grâces sont parlantes, mais les miennes sont frappantes ! » La malice pétille dans ces yeux, comme au coin de cette bouche aussi prompte à la riposte que la main. On l’imagine fort bien disant à son mari, ou lui écrivant plutôt, le jour où les membres du Directoire voulurent se l’adjoindre comme collègue : « Il faut leur répondre non. Que