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leur arriver d’en tirer parti, parce qu’un bon chef tire parti de tout, — pour relever le moral de leurs troupes. Ce même général Lejeune, artiste et combattant, sensible aux aspects esthétiques, jusqu’au plus fort de l’action, presque à l’égal de Gœthe, nous raconte précisément un trait de ce genre, dont l’honneur revient au maréchal Lannes. Il est bon de le relire devant son buste pour évoquer les vertus de ce Roland de la grande armée.

C’était au siège de Saragosse, l’hiver 1809. Il faisait froid. Pour se garantir, les soldats avaient apporté au camp des tableaux de Murillo, de Vélasquez, de Francisco Salas et autres enlevés aux églises et aux couvents, et de ces toiles peintes et vernissées ils s’étaient fait des auvents qui les protégeaient fort bien contre le soleil, la pluie, le froid et l’humidité, de même que les parchemins des vieux manuscrits remplaçaient, comme litières, la paille manquant. Car le soldat français, en campagne, est industrieux et excite par la fécondité de ses stratagèmes l’admiration universelle. Or voici qu’un jour, « en passant près d’un groupe de soldats occupés à regarder un de ces tableaux, M. le maréchal (Lannes) fut surpris d’entendre ces paroles : « Le bon Dieu laissera boire un coup au Vieux, comme le Maréchal nous fera passer ici le goût du pain. » Il s’approcha d’eux et vit qu’ils admiraient une très belle composition de Murillo, rappelant la parabole de Jésus qui invite l’apôtre saint Pierre à marcher sur les eaux. « Hé bien ! mes amis, leur dit le Maréchal d’un ton assuré, Dieu par le ici à saint Pierre précisément comme j’ai à vous parler à vous-mêmes. Dieu lui dit : Pierre, si tu as foi à mes paroles, tu marcheras sur les eaux ; ce qui signifie : si tu as confiance en moi, l’espérance soutiendra ton courage, et ta persévérance triomphera de tous les obstacles. Saint Pierre a marché sur les eaux, et vous, mes amis, dans peu de jours vous prendrez Saragosse !... » Ces braves soldats, si pleins de candeur et d’obéissance, avaient écouté avec une respectueuse attention ces paroles prononcées avec l’accent de la plus intime persuasion. Aussitôt leurs visages, sur lesquels on n’avait pas pu surprendre un sourire depuis plusieurs jours, se déridèrent spontanément, et ils reconduisirent le Maréchal au bruit des joyeux vivats qui exprimaient combien ils comptaient sur ses promesses... »

Ce jour-là grâce à un sujet qui frappait les imaginations