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c’est encore une Fable qu’il compose, et dont la réalité va se charger de fournir la morale, une morale sévère et imprévue. L’ennemi, devant les exigences du vainqueur, va être secouru « par ce beau désespoir » que recommande le vieil Horace, Jean de Witt massacré pour avoir trop offert à Louis XIV, et Louis XIV, pour avoir méprisé ce qu’il lui offrait, n’avoir plus rien. Seul, Luxembourg va se tirer de cette histoire à son honneur, remporter victoire sur victoire, puis vaincu par l’inondation, retraiter en bon ordre à travers la Hollande naufragée. Tel est le sens de cette allégorie qui déchaîna une telle indignation en Hollande que son auteur dut fuir rapidement pour éviter d’être pendu.

Nous avons vu la caricature de Luxembourg ; souhaitez-vous sa transfiguration idéale ? La voici sous les espèces d’un petit plâtre, — la maquette de la statue par Mouchy autrefois à l’Ecole militaire et détruite en 1830. Malgré l’allure aisée, souple et digne, à la grecque, de ce personnage affublé d’une armure moyen-âgeuse et d’une perruque à la Fontange, en équilibre contrasté entre le bâton planté sur la hanche droite comme la hampe d’un drapeau et une lourde épée de connétable, pendue à sa hanche gauche, on reconnaît l’homme « sec comme une allumette, » et chétif, que nous dépeignent ses biographes. On devine même sa bosse à la fois suggérée et ensevelie par le renflement du manteau et le bouillonnement de la perruque, périphrase statuaire retorse et subtile à l’égal d’une oraison funèbre.

Ainsi entre dans l’immortalité, d’un pas léger et semblable à un Dioscure, le Maréchal François-Henri de Montmorency duc de Luxembourg, vainqueur de Fleurus, de Nervinde et de Steinkerque, parrain de la cravate dénouée et « tapissier de Notre-Dame, » la plus brillante médaille de « la monnaie de M. de Turenne, » selon le mot qui courut alors, — bossu magnifique et avorton à bonnes fortunes, encore amoureux à soixante-sept ans, s’empiffrant de victuailles, sans qu’on puisse imaginer où il loge tout ce qu’il engloutit, souvent « dans les remèdes, » quand il faut se battre, et ressuscité par le péril, génial par nécessité, féroce brûleur de villes par dilettantisme, malin singe et ténébreux ami des empoisonneuses, très suspect de pactes diaboliques, dégageant une odeur de soufre qui n’est tolérable qu’un feu, bref un personnage shakspearien mal à son aise dans le siècle des trois unités et à Versailles, élément bizarre et tortu