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grand Frédéric, et l’un des plus extravagants, comme aussi des plus lucides esprits de son temps. Toutes ces images nous disent vraisemblablement de lui quelque chose qu’on peut croire, mais on ne se douterait pas de l’essentiel, sans le crayon de La Tour. Les portraits de Liotard sont un document qui divertit et qui révèle tout ce qui n’est pas l’homme même : on y voit son habit vert et rouge où est brodé, selon la coutume du temps, la croix de Saint-Louis, son immense baudrier doré, ses gants crispins troués au bout des doigts, sa petite perruque poudrée où pend, comme une cravache courte et dure, l’interminable queue noire à la Frédéric le Grand. On voit même, à l’arrière-plan, en guise d’armes parlantes, — comme on verrait des zouaves derrière La Moricière, — deux ou trois de ces houlans habillés à la Tartare, dont il avait fait une compagnie d’élite, et qu’on appelait pour cela « les volontaires du maréchal de Saxe, » nobles Valaques ou Polonais galopant sur leurs petits chevaux tartares ou de Bessarabie, pointant leur lance ou agitant leur large sabre, avec leur casque en similor garni de peau de chien de mer, croquemitaines féroces et ingénus, dont il aimait à s’entourer pour épouvanter l’ennemi en campagne, ou tout bonnement, à Chambord, pour jeter les fâcheux par la fenêtre. Et cela, déjà le peint un peu. Mais, quoique pas tout à fait rassurant par son regard de côté et ses lèvres serrées aux commissures, tout son visage est enduit par le peintre de cette couche d’aménité, obligatoire au XVIIIe siècle, qui amortit les angles et assourdit les accents.

C’est le buste de Lemoyne et surtout le dessin de La Tour qu’il faut consulter : le front large et droit, avec ses renflements, est la voûte qu’il faut au tourbillonnement des pensées nombreuses ; le nez et le faciès épatés, les narines ouvertes se prêtent aux sensualités d’un demi-sauvage, le menton volontaire fait à ses velléités d’idéalisme un lourd contrepoids. Et au travers de tout, l’intelligence rayonne ; elle anime ce qu’il y a d’irrégulier dans ses traits ou de fantaisiste dans son tempérament, — et la laideur en devient spirituelle. C’est bien l’homme de ces boutades fameuses : « Les personnes d’esprit, et surtout les personnes éloquentes, sont très dangereuses dans une armée, parce que leurs opinions font des prosélytes, et, si le général n’est un personnage opiniâtre et entêté de son opinion, ce qui est un défaut, elles lui donnent les incertitudes capables de lui