Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/351

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Soviet ; ce ne serait qu’un geste vain. Le pèlerinage à Stockholm n’aurait donc d’autre effet que de démoraliser les Alliés et de les diviser.


Vers midi et demi, le train s’arrête devant quelques baraques délabrées, dans un paysage désert et morne, sous une lumière fauve : c’est Tornéo.

Tandis qu’on procède aux formalités de police et de douane, Cachin nous dit, en montrant le drapeau rouge qui flotte sur la gare, — un drapeau décoloré, fané, déchiqueté :

— Nos amis de la Révolution devraient bien s’offrir un drapeau moins défraîchi pour le hisser à la frontière.

Moutet réplique en riant :

— Ne parle pas du drapeau rouge ; tu vas faire de la peine à l’ambassadeur.

— De la peine, à moi ? Pas du tout. Que la Révolution russe adopte n’importe quel drapeau, même le drapeau noir, pourvu que ce soit un emblème de force et d’ordre. Mais regardez ce haillon, jadis pourpre. C’est bien le symbole de la Russie nouvelle : un sale chiffon qui s’en va en loques !

La Tornéa, qui marque la frontière, est encore glacée. Je la franchis à pied, en suivant les traîneaux qui emportent mes bagages vers Haparanda.

Un lugubre cortège vient en sens inverse : c’est un convoi de grands blessés russes qui arrivent d’Allemagne, par la voie de Suède. Les moyens de transport, préparés pour les recevoir, sont insuffisants. Aussi, une centaine de civières sont-elles déposées à même sur la glace, où ces misérables débris humains grelottent sous une mince couverture. Quel retour dans la patrie !... Mais vont-ils même retrouver une patrie ?

Et, jetant un dernier regard en arrière, je me répète la complainte prophétique par laquelle un pauvre moujik « innocent, » un yourodiwi, termine une scène d’émeute dans Boris Godounow : « Pleure, ma sainte Russie, pleure ! car tu vas entrer dans les ténèbres. Pleure, ma chère Russie, pleure ! car tu vas mourir. ».


MAURICE PALÉOLOGUE.