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— Mais si la social-démocratie allemande refuse l’invitation du Soviet, ce sera un désastre pour la Révolution russe. Et la France sera entraînée dans ce désastre !

Moutet reprend :

— Nous avons fait au tsarisme un assez long crédit ; nous ne devons pas marchander notre confiance au nouveau régime. Or, le Soviet nous a affirmé que, si l’Entente révise loyalement ses buts de guerre, si l’armée russe a conscience de se battre désormais pour une paix sincèrement démocratique, il en résultera, dans toute la Russie, un magnifique sursaut national, qui nous garantit la victoire.

Je m’efforce de lui démontrer que cette affirmation du Soviet est sans valeur, parce que le Soviet n’est déjà plus maître des passions populaires qu’il a déchaînées :

— Voyez ce qui se passe à Cronstadt et à Schlusselbourg, c’est-à-dire à trente-cinq verstes de Pétrograd. A Cronstadt, la Commune est maîtresse de la ville et des forts ; les deux tiers des officiers ont été massacrés ; cent vingt officiers sont encore sous les verrous et cent cinquante sont contraints, chaque matin, à balayer les rues. A Schlusselbourg, c’est aussi la Commune qui règne, mais avec le concours des prisonniers de guerre allemands qui se sont organisés en syndicat et qui dictent la loi aux usines. Devant cette situation intolérable, le Soviet reste impuissant ! J’admets, à la rigueur, que Kérensky réussisse à rétablir un peu de discipline dans les troupes et même à les galvaniser. Mais comment, par quels moyens, pourra-t-il réagir contre la désorganisation administrative, contre le mouvement agraire, contre la crise financière, contre la débâcle économique, contre la généralisation des grèves, contre les progrès du séparatisme ?... En vérité, un Pierre le Grand n’y suffirait pas !

Moutet me demande :

— Considérez-vous donc que l’armée russe est dorénavant incapable d’aucun effort ?

— Je crois que l’armée russe peut encore être reprise en mains et qu’elle pourra même engager bientôt quelques opérations secondaires. Mais toute action intense et persistante, toute offensive puissante et soutenue lui est désormais interdite par l’anarchie de l’intérieur. C’est pourquoi je n’attache aucune importance au sursaut national que vous a promis le