Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

apôtres de Lénine ont beau jeu à leur annoncer que l’heure de la suprême justice va enfin sonner.



Vendredi, 11 mai.

Je déjeune à l’ambassade d’Italie avec Milioukow, Buchanan, le président du Conseil de Roumanie, Bratiano, qui vient d’arriver à Pétrograd pour conférer avec le Gouvernement provisoire, le prince Scipion Borghèse, le comte Mocénigo, etc.

Pour la première fois, Milioukow me semble atteint dans son courageux optimisme, dans sa volonté de confiance et de lutte. En parole, il affecte à peu près la même assurance que naguère ; mais le timbre sourd de sa voix et le ravage de sa figure ne révèlent que trop sa détresse intérieure. Nous en sommes tous frappés.

Après le déjeuner, Bratiano me dit avec angoisse :

— Avant peu, nous perdrons Milioukow... Puis ce sera le tour de Goutchkow, du prince Lvow, de Chingarew... Alors, la Révolution russe sombrera dans l’anarchie... Et nous, les Roumains, nous serons perdus !

Une larme lui vient aux yeux ; mais, tout de suite, il relève la tête et reprend contenance.

Carlotti et le prince Borghèse ne se cachent pas non plus d’être inquiets. La paralysie de l’armée russe va nécessairement libérer un grand nombre de divisions autrichiennes et allemandes. Ces divisions ne seront-elles pas transportées au Trentin ou sur l’Isonzo, pour recommencer, avec plus de puissance encore, la terrible offensive de mai dernier ?



Samedi, 12 mai.

Mon groupe d’amis russes est déjà bien dispersé. Les uns ont été s’installer à Moscou, avec l’espoir d’y trouver une atmosphère plus calme. Les autres sont partis, pour leurs terres, dans la pensée que leur présence produira un bon effet moral sur les paysans. Quelques-uns enfin ont émigré à Stockholm.

J’ai pu néanmoins en réunir, ce soir, une douzaine encore pour un dernier dîner.

Les visages sont absorbés ; les conversations traînent ; il y a de la mélancolie dans l’air.