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superbes. Enfin, par instants, un souffle mystérieux, un souffle de prophétisme ou d’Apocalypse, transfigure l’orateur et rayonne autour de lui en effluves magnétiques. La contention ardente de son visage, l’hésitation ou l’emportement de sa parole, les soubresauts de sa pensée, la lenteur somnambulique de ses gestes, la fixité de ses prunelles, la crispation de sa bouche, le hérissement de ses cheveux lui donnent l’air d’un monomane ou d’un halluciné. De grands frissons parcourent alors l’auditoire. Toutes les interruptions cessent ; toutes les résistances tombent ; toutes les volontés individuelles se dissolvent : l’assemblée tout entière communie dans une sorte d’hypnose.

Mais, derrière cette grandiloquence théâtrale, derrière ces prouesses de tribune et d’estrade, qu’y a-t-il ? — Rien, sinon de l’utopie, du cabotinage et de l’infatuation...



Jeudi, 10 mai.

La comtesse Adam Zamoÿska, arrivée hier de Kiew, me raconte qu’elle n’ose plus retourner au château de sa famille, à Petchara, en Podolie, où elle s’est réfugiée depuis l’invasion de la Pologne ; car une effervescence dangereuse règne parmi les paysans.

— Jusqu’à ce jour, me dit-elle, ils étaient tous fidèlement attachés à ma mère, qui d’ailleurs les comblait de bienfaits. Depuis la Révolution, tout est changé. Nous les voyons stationner devant le château ou dans le parc, en esquissant, avec de grands gestes, les projets de partage. L’un veut prendre le bois qui rejoint la rivière ; l’autre se réserve les jardins pour en faire des pâturages. Ils discutent ainsi, pendant des heures, sans même s’interrompre quand ma mère, une de mes sœurs ou moi, nous nous approchons d’eux.

Le même état d’esprit se révèle dans toutes les provinces ; l’active propagande que Lénine poursuit parmi les paysans commence donc à porter ses fruits.

Aux yeux des moujiks, la grande réforme de 1861, l’émancipation des serfs, est toujours apparue comme le préliminaire de l’expropriation générale qu’ils attendent obstinément depuis des siècles ; ils estiment en effet que le partage de toutes les terres, le partage noir, ainsi qu’ils l’appellent, leur est dû en vertu d’un droit naturel, imprescriptible et primordial. Les