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dépassé et supplanté par Lénine. Il redoute également que les troupes de Tsarskoïé-Sélo ne se mettent en marche ; il fait donc afficher, d’urgence, un appel au calme et à l’ordre « pour sauver la Révolution du bouleversement qui la menace. ».

A minuit, la tranquillité est rétablie.



Samedi, 3 mai.

La ville a repris sa physionomie habituelle.

Mais, à en juger par le ton arrogant des journaux extrémistes, La victoire du Gouvernement est précaire ; les jours de Milioukow, de Goutchkow, du prince Lvow, sont comptés.



Dimanche, 6 mai.

Conversation avec le grand métallurgiste et financier Poutilow ; nous échangeons des pronostics sombres sur les conséquences inévitables des événements actuels.

— Une révolution russe, dis-je, ne peut être que dissolutive et dévastatrice, puisque le premier effet d’une révolution est de libérer les instincts populaires ; or, les instincts du peuple russe sont essentiellement anarchiques... Jamais je n’ai si bien compris le vœu qu’inspirait à Pouchkine l’aventure de Pougatchew : Que Dieu nous préserve de revoir la révolution russe, sauvage et absurde !

— Vous connaissez mes idées là-dessus. Je crois que la Russie vient d’entrer dans une période extrêmement longue de désordre, de misère et de ruine.

— Vous ne doutez pas cependant que la Russie ne finisse par se ressaisir et se relever ?

Après un silence grave, il reprend, avec une étrange acuité du regard :

— Monsieur l’ambassadeur, je répondrai à votre question par un apologue persan... Il y avait une fois, dans les plaines du Khorassan, une grande sécheresse dont le bétail souffrait cruellement. Un berger, voyant dépérir ses brebis, va trouver un sorcier fameux et lui dit : « Toi qui es si habile et si puissant, ne pourrais-tu faire repousser l’herbe de mes prairies ? — Oh ! rien de plus simple, répond l’autre. Cela ne te coûtera que deux tomans. » Aussitôt, marché conclu. Et le magicien