Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/338

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sifflet lui font comprendre qu’il occupe abusivement la scène. Il lance un geste injurieux et disparaît dans les coulisses.

Mais, avant que Kérensky ne parle, un ténor vient chanter quelques mélodies populaires de Glazounow. Comme il a une voix charmante et une diction très fine, le public, devenu sentimental, réclame trois romances de plus.

Voici maintenant Kérensky sur la scène ; il est plus pâle encore que d’habitude, il semble épuisé de fatigue. Il rétorque, en peu de mots, l’argumentation du forçat. Mais, comme si d’autres pensées lui traversaient la tête, il formule soudain cette étrange conclusion :

— Si l’on ne veut pas me croire et me suivre, je quitterai le pouvoir. Jamais je n’emploierai la force pour faire prévaloir mes opinions... Quand un pays veut se jeter dans l’abîme, aucune puissance humaine ne peut l’en empêcher et ceux qui détiennent le Gouvernement n’ont alors qu’une chose à faire : se retirer...

Tandis qu’il descend de la scène avec un air découragé, je réfléchis à sa singulière théorie et j’ai envie de lui répondre : « Quand un pays veut se jeter dans l’abîme, le devoir de ses gouvernants est, non pas de se retirer, mais de se mettre en travers, au risque même de leur vie. »

Encore un morceau d’orchestre et c’est enfin Albert Thomas qui prend la parole. Dans une allocution courte et vigoureuse, il salue le prolétariat russe et vante le patriotisme des socialistes français ; il affirme la nécessité de la victoire, dans l’intérêt même de la société future, etc.

Les neuf dixièmes, au moins, du public, ne le comprennent pas. Mais sa voix est si sonore, son regard si enflammé, son geste si grandiloquent, qu’on l’applaudit de confiance et fougueusement.

Nous sortons, aux accents de la Marseillaise.



Jeudi, 3 mai.

Sous la pression du Soviet, de Kérensky et malheureusement aussi d’Albert Thomas, Milioukow s’est résigné à notifier aux Gouvernements alliés le manifeste publié le 9 avril pour exposer au peuple russe « les vues du Gouvernement de la Russie libre sur les buts de la guerre, » et qui se résume dans la