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Milioukow et Kérensky doivent parler. J’accompagne Albert Thomas dans la grande loge de face, qui fut la loge impériale.

Après un prélude symphonique de Tchaïkowsky, Milioukow prononce un discours, tout vibrant de patriotisme et d’énergie. Du cintre au parterre, on l’applaudit sympathiquement.

Il est remplacé, sur la scène, par la Kouznetzowa. Enveloppée dans sa beauté tragique, elle entonne, de sa voix voluptueuse et prenante, le grand air de la Tosca. On l’applaudit chaleureusement.

Avant même que le public ne se soit calmé, une figure hirsute, sinistre, farouche, se dresse hors d’une baignoire et s’écrie d’un ton furieux :

— Je veux parler contre la guerre, pour la paix !

Tumulte. De toutes parts, on clame :

— Qui es-tu ?... D’où viens-tu ?... Avant la révolution, que faisais-tu ?

L’homme hésite à répondre. Puis, tout d’un coup, croisant les bras sur la poitrine et, comme s’il défiait la salle, il profère :

— Je viens de Sibérie ; j’étais au bagne !

— Ah ?... Tu étais un condamné politique ?

— Non, j’étais un forçat de droit commun ; mais j’avais ma conscience pour moi !

Cette réplique, digne de Dostoïewsky, provoque un délire d’enthousiasme :

— Hourra ! Hourra !... Parle ! Parle !...

Il saute hors de la baignoire. On le saisit, on l’enlève et, par-dessus les fauteuils d’orchestre, on le porte sur la scène.

Auprès de moi, Albert Thomas exulte. Le visage rayonnant, il me prend la main et me glisse à l’oreille :

— C’est d’une grandeur sans pareille !... C’est d’une beauté magnifique !

Le forçat commence par lire des lettres, qu’il a reçues du front et qui assurent que les Allemands ne demandent qu’à fraterniser avec les camarades russes. Il développe son idée ; mais il s’exprime gauchement, il ne trouve pas ses mots. La salle, qui s’ennuie, devient houleuse.

A ce moment, arrive Kérensky. On l’acclame, on le supplie de parler tout de suite.

Le forçat, qu’on n’écoute plus, proteste. Quelques coups de