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tous portant le veston de l’ouvrier, la capote du soldat, la touloupe du paysan, la soutane du pope, la lévite du Juif. Ils parlent intarissablement, avec de grands gestes. Autour d’eux, une attention extrême ; nulle interruption ; chacun écoute, les yeux fixes, l’oreille tendue, cette parole naïve, grave, confuse, ardente, pleine d’illusions et de rêves, qui, depuis des siècles, germait dans l’âme silencieuse du peuple russe. La plupart des discours ont pour thème les réformes sociales et le partage des terres. On ne traite de la guerre qu’incidemment et comme d’un fléau qui va bientôt finir dans une réconciliation fraternelle de tous les peuples. Depuis une heure que je me promène à travers le Champ de Mars, j’ai compté environ trente-deux bannières portant les inscriptions : A bas la guerre !... Vive l’Internationale ! ... Nous voulons la liberté, la terre et la paix  !...

En revenant à l’ambassade, je croise Albert Thomas, escorté de « camarades russes ; » sa figure rayonne d’enthousiasme révolutionnaire. Il me jette cette exclamation au passage :

— Que c’est beau !.. Que c’est beau !...

C’est un beau spectacle, en effet ; mais j’en goûterais mieux la beauté, s’il n’y avait pas la guerre, si la France n’était pas envahie, si, depuis trente-deux mois, les Allemands n’étaient pas à Lille et à Saint-Quentin.

Jusqu’au soir, les cortèges continuent à se dérouler sur la place du Champ-de-Mars et les orateurs se suivent, sans trêve, aux tribunes drapées de rouge.

Cette journée me laisse une impression profonde ; elle marque la fin d’un ordre social et l’écroulement d’un monde. La Révolution russe est formée d’éléments trop disparates, trop illogiques, trop inconscients, trop incultes, pour qu’on puisse déterminer, dès maintenant, sa signification historique et sa vertu de rayonnement général. Mais, si l’on considère le drame universel, où elle s’encadre, on est peut-être fondé à lui appliquer le mot que Joseph de Maistre prononçait, ici-même, sur la Révolution française : « Ce n’est pas une révolution, c’est une époque. »



Mercredi, 2 mai.

Un « concert-meeting » est organisé, ce soir, au Théâtre Michel ; le produit de la location est destiné à secourir les anciens prisonniers politiques. Plusieurs des ministres y assistent ;