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front, un de mes officiers a vu des groupes de prisonniers autrichiens qui se promenaient en toute indépendance. Enfin, ce qui est mieux encore, à Kiew, un meeting régional des prisonniers allemands, austro-hongrois et turcs, a exigé et obtenu qu’on leur fit application de « la journée de huit heures ! »



Mardi, 1er mai.

D’après le calendrier orthodoxe, c’est aujourd’hui le 18 avril ; mais le Soviet a décidé qu’on se référerait fictivement au style occidental pour se trouver en harmonie avec les prolétariats de tous les pays et affirmer la force internationale des classes ouvrières, en dépit de la guerre et des illusions de la bourgeoisie.

Une manifestation colossale est préparée, depuis quelques jours, sur le Champ de Mars. Le temps ne la favorise pas. Ciel blafard ; vent âpre et hargneux. La Néwa, qui avait commencé à dégeler, a ressoudé ses glaçons.

Dès le matin, par tous les ponts, par toutes les avenues, les cortèges affluent vers le centre, cortèges d’ouvriers, de soldats, de moujiks, de femmes, d’enfants, chacun précédé par de hautes bannières rouges qui luttent à grand peine contre le vent.

L’ordre est parfait. Les longues files sinueuses s’avancent, s’arrêtent, reculent, manœuvrent, aussi docilement qu’une foule de figurants sur un théâtre. Le peuple russe possède, à un degré rare, le sens de la mise en scène.

Vers onze heures, je me rends au Champ de Mars, avec mes secrétaires, Chambrun et Dulong.

L’immense place ressemble à un océan humain, où les mouvements de la multitude imitent les ondulations de la houle. Des milliers de drapeaux rouges s’agitent au-dessus de ces flots vivants.

Une douzaine d’orchestres militaires, répartis çà et là jettent dans l’air les accents de la Marseillaise, qui alternent avec des motifs d’opéra et de ballet ; il n’y a pas de fête pour les Russes, sans musique.

Il n’y pas de fête non plus, sans discours ; aussi, le Soviet a-t-il fait disposer, de distance en distance, des camions automobiles, ornés de draperies rouges et qui servent de tribunes. Les orateurs se succèdent indéfiniment, tous hommes du peuple,