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Regardez nos blessures ! Elles exigent la victoire ! ou enfin : Les pacifistes déshonorent la Russie. A bas Lénine !

Spectacle héroïque et pitoyable ! Les blessés les plus valides se traînent lentement, alignés tant bien que mal ; la plupart sont amputés. Les plus infirmes, enveloppés de bandages, sont installés sur des camions. Des sœurs de la Croix-Rouge guident les aveugles.

Cette troupe douloureuse semble résumer toute l’horreur de la guerre, tout ce que la chair humaine peut endurer de mutilations et de tortures. Un recueillement religieux l’accueille ; sur son passage les têtes se découvrent, les yeux se trempent de larmes ; une femme en deuil s’agenouille en sanglotant.

Au coin de la Liteiny, où la foule est plus dense et l’élément ouvrier plus nombreux, des applaudissements éclatent.

Hélas ! je crains fort que, parmi ces spectateurs qui viennent d’applaudir, plus d’un n’aille, ce soir, faire ovation à Lénine. Le peuple russe applaudit à tous les spectacles, quel qu’en soit le sens, pourvu qu’ils émeuvent sa sensibilité et son imagination.



Lundi, 30 avril.

L’anarchie monte et s’étale, avec la force incoercible d’une marée d’équinoxe.

Dans l’armée, toute discipline a disparu. Les officiers sont partout insultés, bafoués, et, s’ils résistent, massacrés. On estime à plus de 1 200 000 le nombre des déserteurs qui parcourent la Russie, obstruant les gares, enlevant d’assaut les wagons, arrêtant les trains, paralysant ainsi tous les transports militaires et civils. C’est surtout dans les gares de jonction qu’ils sévissent. Un train arrive : ils obligent les voyageurs à descendre, s’installent à leurs places et contraignent le chef de gare à aiguiller le train dans la direction où il leur plaît d’aller. D’autres fois, c’est un train chargé de troupes, destinées au front. A une station, les soldats descendent, organisent un meeting, un contre-meeting, délibèrent pendant une heure, deux heures, puis, en fin de compte, exigent qu’on les ramène à leur point de départ.

Dans l’administration, le désordre n’est pas moindre. Les chefs ont perdu toute autorité sur leurs employés, qui, d’ailleurs,