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les familles qui, par la naissance ou par la fonction, contribuaient à l’éclat du régime impérial, sont restées fidèles aux souverains déchus. Je constate néanmoins que je n’entends presque jamais affirmer cette fidélité, sans qu’on y joigne des propos sévères, acrimonieux, pleins d’irritation et de rancune, sur la faiblesse de Nicolas II, sur les aberrations de l’Impératrice, sur les intrigues néfastes de leur camarilla. Comme il advient toujours dans les partis évincés du pouvoir, on s’attarde indéfiniment à la réminiscence des événements accomplis, à la recherche des responsabilités encourues, au jeu stérile des hypothèses rétrospectives et des incriminations personnelles. Politiquement, ce groupe, si nombreux qu’il soit, ne comptera bientôt plus, parce qu’il s’enferme chaque jour davantage dans ses souvenirs ou ne s’occupe du présent que pour l’accabler de sarcasmes et d’injures.

Toutefois, dans ces mêmes parages sociaux, je recueille de temps à autre une impression différente. C’est le plus souvent à la fin des soirées, quand les importuns et les frivoles sont partis, quand la conversation se fait plus intime. Alors, en termes discrets, retenus et graves, on examine la possibilité d’un ralliement au régime nouveau. N’est-ce pas une lourde faute de ne pas soutenir le Gouvernement provisoire ? N’est-ce pas faire le jeu des anarchistes de refuser aux dirigeants actuels l’appui des forces conservatrices ?... Ce langage n’éveille généralement qu’un faible écho : il n’en est pas moins honorable et courageux ; car il s’inspire d’un patriotisme élevé ; il n’est déterminé que par le sentiment des nécessités publiques, par la conscience des périls mortels qui menacent la Russie. Mais, autant que je sache, aucune des personnes que j’ai entendues s’exprimer de la sorte, n’a encore osé franchir le Rubicon.

Je discerne enfin, dans les rangs supérieurs de la société, une troisième attitude à l’égard de l’ordre nouveau. Pour la bien décrire, il ne faudrait pas moins que la verve amusante et la plume acérée de Rivarol. Je fais allusion au travail secret de certains salons, au manège de certains pridvorny, officiers ou fonctionnaires, habiles et ambitieux, qu’on voit se faufiler dans les antichambres du Gouvernement provisoire, offrant leur concours, sollicitant une mission, un emploi, faisant valoir sans vergogne l’influence exemplaire qu’aurait leur conversion politique, spéculant avec une tranquille impudeur sur le prestige