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anglo-saxons, les forces révolutionnaires ont parfois une vertu étonnante d’organisation et de rénovation. Mais, chez les peuples slaves, elles ne peuvent être que dissolvantes et destructives : elles aboutissent fatalement à l’anarchie.


Ce soir, je dîne à Tsarskoïé-Sélo, chez le grand-duc Paul et la princesse Paley. Il n’y a que la famille : la jeune grande-duchesse Marie-Pavlowna seconde, Wladimir Paley et les deux fillettes, Irène et Nathalie.

Depuis la Révolution, c’est la première fois que je reviens dans la maison.

Le grand-duc porte la tenue de général, avec la croix de Saint-Georges, mais sans le chiffre impérial, sans les aiguillettes d’aide de camp général. Il a conservé sa dignité calme et simple ; toutefois, sa figure amaigrie est comme gravée de tristesse. La princesse est toute vibrante de douleur et d’exaspération.

Jour par jour, heure par heure, nous reconstituons en commun les tragiques semaines que nous venons de vivre.

En traversant les salons pour passer à table, la même pensée nous arrête, un instant. Nous contemplons ce décor somptueux, ces tableaux, ces tapisseries, cette profusion de meubles et d’objets précieux... A quoi bon tout cela désormais ? Que deviendront toutes ces merveilles et ces richesses ?... Avec des larmes dans les yeux, la pauvre princesse me dit :

— Bientôt peut-être, cette maison, où j’ai mis tant de moi-même, nous sera confisquée !...

Tout le reste de la soirée est fort mélancolique ; car le grand-duc et sa femme sont aussi pessimistes que moi.

La princesse me raconte que, avant-hier, en longeant la grille du parc Alexandre, elle a vu, de loin, l’Empereur et ses filles. Il s’amusait à briser la glace d’un bassin avec un bâton ferré. Cet amusement durait depuis plus d’une heure ! Des soldats, qui regardaient aussi par la grille, lui criaient : « Dans quelques jours, quand la glace sera fondue, qu’est-ce que tu f..eras ? » Mais l’Empereur était trop loin pour l’entendre.

Le grand-duc me raconte à son tour :

— L’emprisonnement des malheureux souverains est devenu si sévère que nous ne savons presque rien de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font... Cependant, la semaine dernière, j’ai pu m’entretenir