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réserve d’énergie nationale, qui peut exercer sur la suite de la guerre une influence énorme.

L’attitude décisive que je me permets de vous recommander risque assurément d’entraîner, comme conséquence extrême, la rupture de l’Alliance. Mais, si grave que soit cette éventualité, je la préfère encore aux suites de la négociation équivoque que le parti socialiste se prépare, me dit-on, à nous proposer. En effet, dans le cas où nous devrions continuer la guerre sans le concours de la Russie, nous pourrions retirer de la victoire, aux dépens de notre alliée défaillante, un ensemble de profits hautement appréciables. Et cette perspective émeut déjà de la façon la plus forte, un grand nombre de patriotes russes. Dans le cas contraire, je crains que le Soviet de Pétrograd ne devienne promptement le maître de la situation et que, par la complicité des pacifistes de tous les pays, il n’impose la paix générale.

Avant d’expédier ce télégramme, je crois devoir en donner lecture à Albert Thomas et je vais le voir, à l’hôtel de l’Europe, avant le dîner.

Il m’écoute sans surprise, puisqu’il connaît mes idées ; mais, dès les premiers mots, il prend l’air dur et revêche. Quand j’ai terminé, il me déclare d’un ton sec :

— Mon opinion est radicalement contraire... Vous tenez beaucoup à envoyer ce télégramme ?

— Oui ; car j’y ai beaucoup réfléchi.

— Alors, envoyez-le ; mais que ce soit le dernier !

Je lui expose que, jusqu’au jour où je serai régulièrement relevé de mes fonctions, j’ai le devoir de continuer à renseigner le Gouvernement. Tout ce que je peux faire pour ne pas contrecarrer sa mission, c’est de m’interdire l’action. J’ajoute :

— Je suis convaincu que vous faites fausse route. Aussi, quand nous sommes en tête-à-tête, je m’efforce de vous éclairer et je ne vous cache rien de ce que je pense. Mais, vis-à-vis des tiers, je vous affirme que je m’applique toujours à présenter vos idées sous le meilleur aspect.

— Je le sais et je vous en remercie.

Au moment où je le quitte, il me montre sur sa table quelques livres, dont les poésies d’Alfred de Vigny :

— Ces volumes-là me dit-il, sont mes compagnons habituels de voyage. Vous voyez que je les choisis bien.

Nous nous quittons sur une amicale poignée de mains.