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façon précise, ses vues sur les buts de guerre. Et c’est par les journaux que moi, le ministre des Affaires étrangères, j’apprends cette soi-disant résolution du Gouvernement provisoire... Voilà comme on me traite ! On cherche évidemment à me forcer la main... Je porterai la question ce soir devant le Conseil des ministres.

Je justifie de mon mieux la conduite des députés socialistes, en ne leur attribuant que des pensées de conciliation.

Une heure plus tard, je retrouve Albert Thomas à l’ambassade, où Kokovtsow vient nous rejoindre pour déjeuner. De même qu’hier soir, il se complaît à raconter des anecdotes sur la période turbulente de son passé politique. Mais les souvenirs qu’il évoque sont plus précis, plus affirmatifs encore. Il ne cherche plus seulement à éviter l’apparence de renier ses actes d’autrefois ; il tient à montrer que, s’il est ministre du Gouvernement de la République, c’est comme représentant du parti socialiste. Kokovtsow, toujours correct, goûte peu ces histoires, qui le choquent dans ses instincts d’ordre et de discipline, dans son culte de la tradition et de la hiérarchie.

Après leur départ, je réfléchis à l’orientation qu’Albert Thomas imprime, de plus en plus, à sa mission et je me décide à envoyer à Ribot le télégramme suivant :

Si, comme je le crains, le Gouvernement russe nous sollicite à réviser nos accords antérieurs sur les bases de la paix, nous ne devrons pas hésiter, selon moi, à lui déclarer que nous maintenons énergiquement ces accords, en affirmant une fois de plus notre résolution de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire définitive.

Si nous n’écartons pas la négociation, à laquelle les dirigeants du parti social-démocrate, et même M. Kérensky, espèrent nous amener, les conséquences peuvent en être irréparables.

Le premier effet sera d’enlever tout crédit aux hommes du Gouvernement provisoire, tels que le prince Lvow, M. Goutchkow, M. Milioukow, M. Chingarew, etc., qui luttent si courageusement pour réveiller le patriotisme russe et sauver l’Alliance. Du même coup, nous paralyserons les forces qui, dans le reste du pays et dans l’armée, n’ont pas encore été atteintes par la propagande pacifiste. Ces forces sont trop lentes à réagir contre la prépondérance despotique de Pétrograd, parce qu’elles sont mal organisées et dispersées ; elles n’en constituent pas moins une