Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 10.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’emmène Albert Thomas vers ma voiture, au milieu de l’ovation générale.

Ce spectacle, si différent de celui qu’il a vu en mai 1916, l’émeut dans sa fibre révolutionnaire. Il promène autour de lui des regards étincelants. Plusieurs fois, il me dit :

— Mais c’est la Révolution dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté !...

A l’hôtel de l’Europe, où un appartement lui est réservé, nous causons. Je le mets au courant de ce qui s’est passé depuis qu’il a quitté la France ; je lui expose combien la situation s’est aggravée en ces deux dernières semaines ; je lui raconte le conflit qui s’est élevé entre Milioukow et Kérensky ; je fais valoir enfin les considérations qui nous commandent, selon moi, de soutenir le ministre des Affaires étrangères, puisqu’il représente la politique de l’Alliance.

Albert Thomas m’écoute avec soin et m’objecte :

— Nous devons faire grande attention de ne pas froisser la démocratie russe... Je suis venu précisément ici pour me rendre compte de tout cela... Nous reprendrons la conversation demain.



Lundi. 23 avril.

Je réunis à déjeuner, autour d’Albert Thomas, Milioukow, Téretchenko, Konovalow, Nératow et mon personnel.

Les trois ministres russes affectent l’optimisme. On parle du dualisme qui se manifeste dans le Gouvernement. Milioukow s’explique avec sa bonne humeur habituelle et une grande largeur d’idées, sur le conflit qui s’est élevé entre lui et Kérensky. Albert Thomas écoute, interroge, se prononce peu, sauf pour accorder à la Révolution russe un immense crédit de confiance et un éloquent tribut d’admiration.

Quand mes invités sont partis, Albert Thomas demande à m’entretenir en tête-à-tête dans mon cabinet. Là sur un ton d’amicale gravité, il me dit :

— M. Ribot m’a confié une lettre à votre adresse, en me laissant juge du moment où je devrai vous la remettre. Votre caractère m’inspire trop d’estime pour que je ne vous la remette pas immédiatement.

Elle porte la date du 13 avril. Je la lis, sans la moindre surprise, sans la moindre émotion. La voici.