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chez le chef, mais chez le moindre soldat, le moindre pionnier européen, des facultés d’initiative et d’organisation, tenues en bride ou annihilées dans la Métropole. Qu’on veuille bien réfléchir à ce simple fait : la plupart des grands chefs, qui se sont signalés au cours de la dernière guerre mondiale, — les Galliéni, les Joffre, les Lyautey, les Mangin, les Gouraud, — sont des Africains, c’est-à-dire des ouvriers de guerre qui ont pris l’habitude de vivre en état de défense et d’alerte perpétuelles, des maîtres qui n’ont pas peur des décisions rapides ni des responsabilités, qui enfin sont des manieurs de peuples, des hommes qui savent comme on parle à des hommes et comme on s’en fait écouter...

Et puis, il y a autre chose encore qui attire invinciblement vers l’Afrique les hommes libres et courageux, tous ceux qui se sentent à l’étroit dans le vieux logis familial : c’est la fascination du mystère et de l’inconnu, cet amour des terres sans maîtres, qui suscite les actions héroïques, enfin l’illusion qui fait les inventeurs d’Eldorados, l’éternel voile de Tanit. Tant qu’il y aura des pays vierges, ou retombés à la barbarie, il y aura des conquérants. C’est une erreur de croire que l’ère des conquistadors est close. Au mépris d’un progrès chimérique, le monde recommence perpétuellement son histoire. Et voilà pourquoi la lignée des Africains n’est pas près de finir, qu’ils s’appellent Marchand, Baratier [1], ou Charles de Foucault. En dépit de tous les déboires et de tous les désastres, ils ne s’arrêteront pas, ils iront toujours en avant, poussés par un instinct qui est plus fort que leur volonté, par quelque chose d’inexplicable et de sublime.

Paul Adam a exprimé cela dans des pages qui sont peut-être les plus belles de son livre. Après avoir constaté l’incurie gouvernementale, la stupide ignorance parlementaire qui se désintéresse de notre empire africain, il reprend d’un ton superbe : « Qu’importe ! on restaurera Carthage tout entière !... Dans le Sahara, le dromadaire ne marche-t-il pas droit devant lui jusqu’à l’instant de sa mort ? Quand la fatigue l’a épuisé, il tend de plus en plus le cou, comme si la tête voulait entraîner le reste du corps encore plus loin. Mais le corps pèse et s’affaisse. Il

  1. Quelle excellente occasion de relire, après Notre Carthage, les Souvenirs de la Mission Marchand et toute la série africaine du colonel Baratier ! (Fayard, éditeur.)