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Si l’on veut corriger ce qui peut paraître trop lyrique dans Notre Carthage, qu’on lise toute la série noire, si j’ose dire, des romans de Robert Randau, et notamment le dernier paru, Le chef des porte-plumes [1], succession d’eaux-fortes d’une intensité et d’une cruauté féroces, notations aiguës et fougueuses, ou compositions éclatantes d’un grand coloriste : on se rendra compte que l’auteur réaliste, — après tous ses paradoxes dénigrants, ses peintures impitoyables, et que l’on sent très largement sinon complètement vraies, — ce Huysmans de la brousse, comme on l’a appelé, rejoint en somme les conclusions du chantre lyrique et idéaliste de Notre Carthage.

Mais, parmi ces premières impressions de l’arrivée, notées en toute sincérité par le voyageur, il en est de si profondes et de si justes que l’on ne voit pas ce que l’on pourrait ajouter ou retrancher à l’expression qu’en a donnée Paul Adam. Voici, par exemple, une description fluviale dont l’exactitude semble au moins égale à la beauté : « Dans l’espoir mystique d’atteindre ce Tombouctou, dont les écrivains arabes parlaient depuis si longtemps, et que la légende maure situait au hasard, nos marins, nos officiers allaient vers la ville inconnue par ces beaux jours radieux du Niger, par ces nuits splendides où l’on plane entre deux ciels identiquement lumineux : un firmament d’astres suspendus dans les bleus de l’espace et un reflet de ce scintillement dans le fleuve ; reflet de profondeur égale à celle du zénith ; reflets d’étoiles distantes parmi les étendues incommensurables ; en telle sorte que la surface de l’eau semble n’exister plus et que la nef devient l’illusion d’un aérostat qui vole loin de la terre effacée, à travers les régions sidérales infinies vers tous les horizons... »

Je ne connais point le Niger. Mais, par les nuits chaudes de mai, j’ai éprouvé, sur le Nil, des impressions et j’ai eu des visions toutes pareilles : d’où je conclus que le Niger est le Nil de notre Occident africain.

Voici, maintenant, une autre impression nigérienne, qui ajoute à la première une singulière poésie : « Le silence devient sublime dans cet univers de marécages doucement éventés. Soudain, une grande douteur s’exhale. Elle s’exprime là-bas, dans quel fond ? Hurlée rauque, haletante. Elle cesse. On

  1. Le chef des porte-plumes, roman de la vie coloniale, par Robert Randau. Éditions du « Monde nouveau », 42, boulevard Raspail, Paris.