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la langue anglaise ! Ah ! s’il suffisait de dire please, pour qu’on ne vous invite pas à parler en public, sans préparation !

Chevrillon et moi continuons d’avoir une véritable terreur du discours improvisé, terreur si caractérisée que, pour la signifier, elle vaut la peine qu’on crée un mot nouveau : la logophobie. On cite plusieurs exemples d’écrivains qui, devant des gens assemblés, éprouvent, quant à la parole, une véritable inhibition. Taine n’a jamais pu la surmonter ; il ne manquait pourtant pas d’idées générales, ni d’érudition ; mais le sentiment qu’il n’aurait pas, s’il en était besoin, le temps nécessaire pour choisir la phrase qui traduirait exactement sa pensée, le paralysait. Un de mes amis me racontait que, dernièrement, devant aller aux Etats-Unis et, sachant que dans ce pays on vous donne à chaque instant la parole sans s’inquiéter si vous avez le don de la parole, (et lui ne l’avait pas,) il s’était exercé plusieurs semaines avant son départ à improviser. Alors, à chaque repas, au dessert, sa femme lui proposait un sujet : « Parlez-nous d’Emerson, du change, d’Edgar Poë, du coton, des sky-scrapers. des Philippines, de la guerre de Sécession, des mandarines, etc. » Il avait fini par parler très convenablement sur n’importe quelle question ; mais arrivé aux Etats-Unis, dans les réunions où on l’avait prié de prendre la parole, le vertige l’avait repris. Affaire d’habitude, d’entraînement et, très jeune, on devrait apprendre à parler en public, comme on apprend à nager. Plus tard, il est trop tard. D’ailleurs, c’est à peine à regretter, car dans un toast, une allocution, il est bien rare qu’on dise des choses définitives et même approximatives ; au surplus, les auditeurs ne s’attendent pas à des choses définitives. Et je me rappelle encore qu’un soir, à Paris, à la fin d’un banquet, on voulait forcer un homme à parler ; il était visible qu’on le mettait dans le plus cruel embarras. Alors quelqu’un croyant venir à son secours lui cria du bout de la salle : « Dites quelque chose ! n’importe quoi ! » Oui, aux oreilles de bien des gens, il vaut mieux dire n’importe quoi que demeurer coi.

Tout en marchant, je développe ce thème pour M. le président Hibben et M. le professeur Gauss. J’ai comme un pressentiment, je prends mes précautions, je paraphrase le mot please ! Tous deux sourient, acquiescent ; mais en passant devant la porte d’un bâtiment, M. le président Hibben nous dit : « C’est le Nassau Hall où se tiennent nos grandes réunions,