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fait sentir et que nous prenons pour notre propre penchant. »

Quand le jeune Gabriel atteignit sa treizième année, sa mère se résigna à le mettre au collège. Il entra au lycée Napoléon (actuellement lycée Henri IV). Il s’y montra un élève distrait et inégal ; il remporta pourtant les prix de discours français et de langue allemande : il avait d’ailleurs au plus haut degré le don des langues qu’on rencontre si souvent chez les Israélites.

Ce fut seulement à dix-sept ans, dans la classe de philosophie, que se déclara sa vocation. Il y rencontra un homme d’une rare originalité, qui fut un des plus intimes amis de mon père et dont je retrouve, aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, la fine et mélancolique figure penchée sur moi presque dès mon berceau. Hélas ! la discordance entre ses rêves et la réalité devait mener plus tard Charles d’Almeida à une fin tragique. Fils naturel du duc d’Almeida, jeté dans le monde seul et sans appui, il avait réussi, après les indicibles amertumes de ses premières années, à se faire une place à force d’énergie. Lassé de la monotonie de la vie journalière, il partit un jour pour les Etats-Unis, alors en proie aux déchirements de la guerre civile, et y passa d’un camp à l’autre. Arrêté, emprisonné, menacé d’être pendu comme espion par les belligérants qui n’arrivaient pas à comprendre que la seule curiosité l’eût amené dans le Nouveau-Monde, la paix le sauva. Très lié avec le romancier Jules Verne, celui-ci lui dut cette sûreté de documentation, et cette puissance de vision quasi prophétique qu’on a souvent admirées, et qui de ce grand Imaginatif eussent fait presque un génie, n’eût été sa totale absence de talent littéraire. Après la guerre, d’Almeida fonda la Société française de Physique, et le Journal de Physique. Il sut faire aimer cette science à Gabriel Lippmann, si bien que celui-ci, résistant aux sollicitations de son professeur de philosophie Nourrisson, qui eût voulu l’orienter vers les lettres, continua ses classes par les mathématiques élémentaires et les mathématiques spéciales, et se présenta avec succès à l’Ecole normale supérieure.

Ses parents avaient tenu à lui laisser poursuivre ses études tranquillement, sans forcer sa nature. Aussi quand il entra à l’Ecole normale, avait-il vingt-trois ans ; il était plus âgé de quelques années que ses camarades, mais déjà il n’était plus un élève. Il n’y brilla d’ailleurs pas plus qu’au lycée. Son esprit indépendant ne put jamais se plier à ces préparations hâtives des