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le néant que la fausse image des dieux. Prométhée alors s’écrie : « Ah ! si je pouvais croire en toi, Ouranien, comme je t’aimerais ! » Zeus a vaincu Prométhée, qui pourtant le repousse, fidèle à son vœu d’une incessante révolte.

Il a pétri l’argile et créé l’enfant des nouveaux jours. Gaïa, la terre ancienne, essaye de le décourager : « Si la vie se transformait, si les siècles, suivant leurs cours, accomplissaient les destins, le bonheur que tu promets à l’homme serait atteint depuis longtemps... » Il s’entête à son espérance. Il a de rudes démêlés avec Gaïa et avec le Démon de la mort ou démon de la vie mortelle : la vie et la mort se confondent, pour les hommes, que l’on appelle aussi les Éphémères. Enfin, l’argile que Prométhée a modelée, s’anime : et l’enfant naît. Hélas ! l’enfant de Prométhée est aveugle.

La tristesse de Prométhée s’adoucit d’une tendresse infinie : « O fils, je te tiens dans mes bras. Maintenant, jusqu’à l’heure lointaine où en écartant devant toi le voile qui cache le mystère, j’unirai l’éphémère au divin, ton père ne te quittera plus. Dors, enfant ! Combien ta confiance me touche le cœur et m’attendrit ! Tu ne sens pas encore ton deuil, mais Hypnos, le roi qui nous apaise, t’enveloppe et fait pleuvoir sur toi sa douce rosée de miel !... » Prométhée emmène l’enfant vers l’aurore, l’enfant aveugle vers la lumière.

Que de mélancolie, au terme de cette longue rêverie, tumultueuse, agitée de rébellions, éperdue et, par moments, furieuse : elle ne se calme et ne trouve la sérénité que dans la mélancolie de l’illusion dénoncée !

Le grand poème de la Nef déroule avec lenteur les idées, qui ne composent pas, — car il faut qu’elles soient désordonnées : c’est leur caractère, et pathétique, — mais qui, au cours des âges, motivent l’incertitude humaine. Idées justes ou non ; justes, c’est-à-dire conformes à l’intelligence modique et aux petites conditions de l’humanité : plus ambitieuses, celles qui ont séduit les révoltés et enivré les multitudes. Les unes et les autres font ici-bas leur chemin parmi la violence ; les plus sages y perdent leur sagesse. Une immense folie, et splendide, mène la foule malheureuse des hommes. Voilà autant que je les discerne, les ténèbres et les clartés de ce conte philosophique, magistralement agrandi aux dimensions d’une épopée,


ANDRÉ BEAUNIER.