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brisé ; la Justice, avec son pied tardif, est venue, elle est venue enfin !... » La foule des hommes hésite, ne sait pas si elle est contente : elle est effarée. Les Kabires dressent en silence le bûcher ; les funérailles des tyrans divins commencent. La foule plaint la mort de ses maîtres mauvais : « Eux, qui trônaient sur l’univers, plus lointains que le ciel éclatant, plus fixes que l’étoile immobile qui brille au pôle glacé, quelle épée, quel trait les a tués ? Entends-tu ! l’on a tué les dieux ! Certes, depuis l’antique jour où le rayon de la lumière, jaillissant du ténébreux chaos, construisit le dôme d’or des astres, il ne s’est jamais accompli d’action plus grande, plus terrible ! » Prométhée, que fâchent ces propos d’esclaves malaisément émancipés, a beau s’écrier : « A quoi bon gémir ? » a beau rappeler les crimes des dieux, les victimes des dieux continuent de gémir. Et lui aussi est pris d’un sentiment de déférence et de pitié superbe. Il écarte les Argonautes, qui n’ont pas une jolie tenue : « Respectez, leur dit-il, la majesté de ceux que l’on porte au bûcher de Gaïa ! » Et les Kabires défilent, portant les corps des dieux défunts, que Prométhée nomme et invoque au passage : « O Arès... Pallas.. ! Aphrodite ! Comme le jour rit sous la nue, votre splendeur, votre éclat rayonnant, frémissent encore à travers vos membres. Et toi, fière épouse de Zeus... Les astres n’ont pas cessé de luire dans le voile de sombre azur, semé d’étoiles, qui enveloppe ton sein !... » La foule des hommes pleure ses dieux qui l’ont persécutée. Elle reconnaît, parmi eux, l’archer divin, Phoibos que l’on appelle aussi Apollon : « Vois ; ainsi que d’une hyacinthe coule une rosée de miel, sa lèvre entr’ouverte sourit. Le myrte frissonne dans les boucles de sa chevelure d’or. » Et Prométhée : «Je vous salue, dieux détrônés. Que de fois, tandis qu’en ce lieu même je pendais au rocher du Destin, j’ai répété dans mon esprit ce que j’aurais voulu vous dire en face, si Adrastée m’eût délivré. Et, maintenant, je balbutie... Je te revois, ô Bakkhos ; et toi, chasseresse Artémis, pure haleine parfumée !... O Léto... Hermès... Un flot de larmes noie mes yeux... » Il faut, pour que Prométhée se console d’avoir tué les dieux, qu’il songe à la délivrance de l’humanité, son œuvre durement accomplie. Mais la foule des hommes ne se résigne même pas avoir anéantir les cadavres divins : « Arrête ! Encore un moment... Au travers de la flamme qui gronde, les vois-tu, les vois-tu couchés sur le faîte du bûcher ?... O formes revêtues d’amour ! Beaux membres pâles, ardents, saignants, tout consumés de blessures ! Les larmes coulent de mes yeux. O déesses, ô grandes fleurs du monde !... A chaque palpitation du feu, leur sein, plus